voie est large, étendus sur les divans des cafés, les hommes ne se pressent, ni même ne se touchent. Les terrasses couronnées de femmes brillent aux reflets des haïks ; mais ces femmes, accroupies sous les cloches soyeuses qui les déforment, ont l’aspect de ballons dégonflés à demi. Chacun est venu sans hâte, s’est placé sans bruit, semble en s’établissant ne pourvoir qu’à son repos et demeure inerte comme si nul spectacle ne valait l’effort d’une tête qui se tourne et d’un col qui se tend. Les yeux sont ouverts et immobiles, aucune flamme n’en jaillit, aucune expression n’en spiritualise l’éclat tout animal. Ces gens laissent les objets passer devant leur vue, ils ne regardent pas ; s’ils regardent ils ne paraissent pas penser ; s’ils pensent ils n’ont pas besoin de le dire. Voisins, ils ont rapproché sans les détruire les solitudes intérieures que chacun d’eux continue à habiter. Cette immobilité du corps et cette absence de l’esprit est la seule communauté parmi ces hommes si divers. Et peut-être, décourageant le psychologue de découvrir l’homme moral, met-elle plus en valeur l’être de matière, la variété de ces races aussi nombreuses que les provinces, la richesse de ces costumes aussi divers que les individus. La foule ici n’est pas une âme, c’est de la couleur vivante.
Le soir du même jour.
Après cette matinée, c’était assez de majestés contemporaines. J’étais allé me reposer d’elles auprès des grandeurs mortes à Kadi-Keuï, l’ancienne Chalcédoine, voisine de Scutari. Le soir je suis rentré à Constantinople par le dernier bateau. Le soleil venait de disparaître, descendant d’un ciel sans nuage dans une mer sans vagues. Une légère vapeur qui s’était levée aussitôt à l’horizon s’était colorée de feux si rouges qu’ils semblaient des foyers et non des reflets. Puis tout s’était éteint dans les profondeurs de l’éther devenu noir. L’ombre se faisait complaisante, comme l’avait été le jour, aux fêtes préparées, car elles devaient finir le soir en illuminations. Et d’après les nouvellistes, tandis que trente mille lampes électriques ramèneraient la pleine clarté dans la demeure impériale et ses alentours, les jardins d’Yldiz, tenant suspendues comme des fruits dans tous leurs feuillages des lanternes de toutes couleurs, pavoiseraient la nuit de lumière.
Du bateau je regarde. Sur la colline d’Yldiz une lueur, un peu plus blanche sur le sommet où les trente mille lampes jettent leurs rayons : partout ailleurs une lumière très douce et très faible