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Sous tous ces accoutremens, et tant d’habitudes empruntées aux autres, le Turc ne ressemble qu’à lui-même. La raideur qu’il a apprise de Berlin n’a pu lui enlever la souplesse native de ses allures ; malgré les lourdes bottes qui le font souffrir, il garde l’élasticité de sa marche. Bien supérieur en cela à ses éducateurs, tandis qu’ils transforment leurs recrues en soldats par une contrainte continue de la volonté sur la nature, lui, sans y penser, et par sa nature est soldat. Sa tenue est souvent négligée, ses armes sont toujours propres : il savait se servir d’elles avant qu’il les reçût du sultan ; il continuera à les porter quand il reviendra à sa maison ou sous sa tente. La sobriété, le courage, l’obéissance sont les lois de toute sa vie. Toutes ces vertus sont empreintes sur les visages, avec la naïveté des forces instinctives, et donnent à cette armée un air de puissance tranquille et de dignité redoutable.

Ces troupes passent, laissant après elle une odeur de fauve, tandis que leurs musiques jouent les airs à la mode de nos cafés-concerts. Constantinople, où elles rentrent, ne s’est pas dérangée pour les suivre, mais les attend, et la multitude qui les regarde, vaut elle-même d’être regardée. Et ce qui frappe ici n’est pas comme dans les troupes certain air d’Europe, mais le contraste profond de nature entre cette foule et les nôtres. En Europe les grands spectacles mettent la moitié d’une ville dans la rue et aux fenêtres, et là l’on a pu dire qu’assembler les hommes c’est les émouvoir. Chacun sent au contact des autres s’aviver ses passions ordinaires, l’impatience de l’heure, l’envie de la meilleure place, la colère contre les hommes trop grands, les femmes trop grosses, les gens arrivés les premiers, toutes les espèces de gêneurs ; puis ces passions individuelles s’unissent et se fondent en une intelligence, en une volonté et un mouvement collectifs, d’ordinaire une philosophie gaie qui tourne en complaisances, en rires, en causeries, les premières irritations, un besoin de tromper l’attente par des poussées, des lazzis, des chants ; enfin, quand l’heure est favorable et la vision belle, une solidarité irrésistible emporte chaque être dans une vie plus vaste, et dans chaque goutte d’eau passe toute la puissance du fleuve : alors c’est la communion des frémissemens, des acclamations et des larmes. Ici quatre ou cinq mille Ottomans tout au plus sont sortis de chez eux. Dans cette masse, si petite pour une telle ville, ni cris, ni gestes, ni mouvement, et, sauf qu’elle est là, pas même une apparence de curiosité. Appuyés contre les murs, assis quand la