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exclusive, c’est ce qu’il ne faudrait pas garantir. Mais il est hors de doute que les récoltans possédaient, au début de la crise viticole, de vastes approvisionnemens et, bien que le commerce y ait largement puisé, il reste encore des eaux-de-vie que les dégustateurs des grands comptoirs, assez malaisés à tromper, consentent à payer 1 200 et 1 500 francs l’hectolitre.

Ce ne sont pas toujours les plus vieilles, contrairement à la tradition établie ; il est d’excellens « esprits » qui baissent — sans mauvais jeu de mots — et deviennent caducs à un certain âge. J’ai tâté, chez un des seigneurs de ce négoce, d’un cognac mis en bouteille vers 1840 et distillé vers la fin du siècle dernier qui, depuis un certain temps déjà, ne vaut plus rien. Passé 40 ou 50 ans l’eau-de-vie est, paraît-il, sujette à décliner.

À l’étranger, notamment dans les pays anglo-saxons, où l’eau-de-vie est bue le plus souvent avec de l’eau, il y a peu d’intérêt à la laisser vieillir ; la jeune suffit pour la consommation ordinaire. Mais, comme son prix s’est élevé à mesure qu’elle devenait rare et que beaucoup de nos publicistes, de nos hommes d’État, de nos médecins, allaient répétant que les eaux-de-vie chez nous étaient toutes falsifiées ou même toxiques, les Anglais se sont mis à boire du whisky, alcool de malt ou de grain d’orge, suivant qu’on le dénomme « Irlandais » ou « Écossais, » alcool fruste et barbare, doté d’un terrible goût d’huile, que les hygiénistes britanniques, mus par un sentiment de patriotisme, ont déclaré excellent pour la santé.

Les variations du goût suivant les pays et les époques, pareilles en cela aux caprices de la mode, offrent d’ailleurs d’insondables mystères. Il n’est pas beaucoup plus étonnant de se délecter, dans le whisky, avec le parfum naturel du grain, extirpé en général avec tant d’efforts dans les eaux-de-vie de farineux, qu’il n’est singulier aux amateurs de rhum de rechercher, dans cet alcool exotique, la saveur du vieux cuir que le Tout-Puissant n’y a pas mise. Pour satisfaire à cette exigence, les rhumeries coloniales se sont mises à « saucer » elles-mêmes leurs produits.

Au temps d’innocence, le rhum était une eau-de-vie extraite du vesou, ou jus fermenté de la canne à sucre ; de la mélasse de canne on tirait, après extraction du sucre, une liqueur un peu inférieure, le « tafia. » Aujourd’hui il ne se fabrique que du tafia, — on distille seulement les mélasses, — mais il ne se vend plus que du rhum ; le premier ayant hérité, de l’autre, ce nom