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pauvre qui demandait l’aumône sur les degrés d’une église de Gênes, et le mendiant rendait l’enfant à sa mère en disant : « Gardez-le bien, madame, celui-là aimera le peuple. » Plus tard il dut abandonner l’étude de la médecine parce qu’il n’avait pas la force de supporter la vue du sang ou seulement de la douleur. Nerveux et frémissant devant l’injustice, charitable jusqu’à donner ses vêtemens, il était déjà celui qu’un poète de son pays devait appeler « l’homme de tous les sacrifices, de tous, les amours, de toutes les pitiés et d’aucune haine. »

Révolutionnaire de cœur plutôt que de tête, c’est de la même façon que Mazzini fut musicien. Les quelque cinquante pages qu’il a consacrées à la musique furent écrites en des jours de découragement, sinon de désespoir. C’était en 1836. Mazzini, tout jeune encore (il avait trente et un ans), était déjà un vieux conspirateur. Déjà il avait beaucoup entrepris, beaucoup combattu, beaucoup souffert. Emprisonné, puis banni, condamné à mort par contumace en son pays, et chassé deux fois de la terre d’exil ; pressé par la misère et trahi par quelques-uns des siens, la cause de la liberté lui paraissait perdue. Et tous ces maux en quelque sorte extérieurs n’étaient rien. C’est au dedans de lui-même que Mazzini subissait les plus rudes assauts et la pire torture. Il faut lire le récit de cette crise effroyable, qu’il a nommée « la tempête du doute. » Toute confiance, toute croyance même l’abandonna. Il sentit naître, puis grandir en son âme le dégoût et l’horreur de sa vocation. Elle lui parut insensée, peut-être criminelle. Il s’accusa d’ambition, d’égoïsme, et d’avoir servi moins une idée que son idée, l’idée de lui-même et de lui seul. Alors il éprouva, comme l’a dit un de ses biographes, ce qu’éprouverait un coupable conscient de sa faute et incapable de l’expier. Il lui sembla que la personnalité, la recherche et l’amour de soi, tout le mal qu’il avait cru détruire en son cœur y repoussait de mystérieuses et funestes racines. Il se vit inégal à sa tâche et ne fut pas loin de s’en juger indigne. La Philosophie de la musique date de ces jours troublés. Il est permis de croire que, dans cette crise aiguë, et qui faillit être mortelle, la contemplation de la beauté fut pour Mazzini le remède et le salut. Dans l’ordre des réalités humaines, son rêve était sur le point de lui échapper ; il le transporta et le ressaisit dans l’ordre de l’idée pure. Et c’était bien le même rêve. Devant le problème esthétique comme devant le problème social, Mazzini se retrouva le même aussi, toujours plus sentimental que logicien.