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homme ne mit pas fin à un projet conforme au génie même de la nation. Tandis que Richelieu couvrait de sa robe rouge ses vastes pensées, le Père Joseph couvrait de sa robe grise une pensée plus vaste encore : son âme ardente avait hâte de revenir à la politique des Croisades. Louis XIII, en qui toutes les passions semblaient se taire, pour ne pas troubler l’intelligence froide de l’intérêt public, répétait son souhait de « ne plus tirer l’épée que contre trois sortes de gens : les Turcs, les hérétiques et les oppresseurs des plus faibles. » Avec Louis XIV, l’éclat du règne rend illustres les contradictions de notre conduite. Le roi qui soutint le catholicisme en Angleterre, combattit le protestantisme en Hollande, et révoqua en France l’édit de Nantes, ne pouvait croire légitime une alliance avec l’Islam. Il commence à gouverner quand les Turcs, à l’apogée de leur puissance, dominent la Méditerranée, débarquent en Crète et envahissent la Hongrie ; en joignant ses armes aux leurs, il aurait l’Europe à sa merci. L’instinct catholique l’emporte sur l’ambition princière, ou plutôt cette ambition comprend que la défense de la chrétienté peut seule donner à un roi de France la plénitude de la gloire. Avec son aveu, une expédition française tente de débloquer Candie ; par ses conseils, les Protestans d’Allemagne secourent l’Empire ; par ses flottes la piraterie musulmane est châtiée ; grâce aux renforts envoyés de France, les Turcs perdent, à la bataille du Saint-Gothard, la Hongrie. La rupture avec l’Islam semble imminente. L’opinion en France dit à Louis, avec Boileau :

Je t’attends dans six mois aux bords de l’Hellespont.

L’Europe protestante ne désire pas moins détourner sur le Turc le zèle du roi pour l’unité religieuse. Leibniz, appliquant son génie universel et partout ami de l’ordre à mettre cet ordre dans les faits comme dans les idées, publie en 1670 son « plan pour la pacification de l’Allemagne, de l’Europe et de la chrétienté. » Avec l’assentiment de l’Allemagne, il déclare d’intérêt universel l’expulsion des Turcs, il presse Louis XIV de reprendre sur eux notre part : l’Egypte, « qui revient de droit à la France ; » la Syrie « pour consolider la domination de l’Egypte ; » Malte « dont les chevaliers et les maîtres sont en majorité Français, » et « la protection de l’Eglise dans tout l’Orient. » L’orgueilleuse servitude de rivalités plus voisines interdit à Louis XIV les ambitions vraiment utiles, et le tient à l’attache de l’alliance turque.