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a des courans sociaux favorables ou défavorables, comme il y a des courans d’atmosphère qui apportent aux uns le souffle demandé et aux autres la tempête. L’ouvrier instruit, qui a fréquenté l’école primaire supérieure et même professionnelle, a profité d’un fonds social de connaissances, d’une organisation sociale des cours ; c’est un « aristocrate ; » tandis que l’ouvrier né dans une bourgade reculée, au beau milieu des montagnes, n’a eu les mêmes facilités sociales ni pour s’instruire, ni pour trouver un travail lucratif. Si nous en venons à vouloir faire les comptes de la société dans tout ce que nous paraissons produire nous-mêmes et à nous seuls, la comptabilité sera inextricable. L’écrivain qui écrit une page et la tire de son propre fonds est le type même du travailleur ayant droit à la plénitude du salaire ; et cependant, si je viens à me demander quelle est la part de la société dans mon travail, je reconnaîtrai que mes idées les plus personnelles ont une provenance en grande partie sociale ; que les vérités acquises dont je pars dans mes raisonnemens, que les mots mêmes dont je me sers ne m’appartiennent pas. Un dieu seul pourrait faire le départ de ce qui est nôtre et de ce qui vient d’autrui. Nous sommes tous, sous quelque rapport, des rentiers, des capitalistes, des hommes à revenus vivant sur des domaines qui ne sont pas tout entiers leur œuvre, mettant à profit des héritages de toutes sortes, tournant à leur profit des « plus-values » et touchant des « sursalaires. » Comment se fait-il que ceux qui s’intitulent collectivistes soient au fond si individualistes et mettent en avant la prétention de rendre à chaque individu ce qui lui est dû individuellement ? Ils parlent comme si nous étions déjà au jugement dernier et comme si Marx était Dieu le père !

Le grand sujet d’anathème pour les collectivistes, c’est la « chance, » qui est assurément inégale parmi les hommes, mais qui, nous l’avons vu, n’existe pas seulement pour les capitalistes. Où la chance ne se trouve-t-elle pas ? Comme aussi l’intelligence qui en sait profiter. C’est une chance que de naître Karl Marx au lieu de naître le premier venu. C’est une chance que de naître Allemand au lieu de naître Patagon, d’avoir pu lire Hegel, Feuerbach, Lassalle, Ricardo, Proudhon, et d’avoir combiné leurs idées. C’est une chance que de naître bien conformé au lieu de naître bossu, bancal, idiot. Il est bien vrai que les hommes ne doivent pas ajouter encore à la mauvaise chance l’injustice, dans tout ce qui dépend d’eux : le pouvoir humain doit donc empêcher