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jusqu’au malheur. Elle charme alors qu’elle peut, avec les boucles d’une chevelure brune, enlever les pleurs à mesure qu’ils passent sur les joues. Mais la vieillesse enlaidit jusqu’au bonheur : dans l’infortune, c’est pis encore ; quelques rares cheveux blancs sur la tête chauve d’un homme ne descendent point assez bas pour essuyer les larmes qui tombent de ses yeux.

« Tu m’as jugé d’une façon vulgaire, tu as pensé en voyant le trouble où tu me jettes que je me laisserais aller à te faire subir mes caresses : à quoi as-tu réussi ? A me persuader que je pourrais être aimé ? Non, mais à réveiller le génie qui m’a tourmenté dans ma jeunesse, à renouveler mes anciennes souffrances.

« Vieilli sur la terre sans avoir rien perdu de mes rêves, de mes folies, de mes vagues tristesses ; cherchant toujours ce que je ne puis trouver ; joignant à mes anciens maux le désenchantement de l’expérience, la solitude des déserts à l’ennui du cœur et la disgrâce des années, dis, n’aurai-je pas fourni aux démons, dans ma personne, l’idée d’un supplice qu’ils n’avaient point encore inventé dans la région des douleurs éternelles ?

« Fleur charmante que je ne veux point cueillir, je t’adresse mes derniers chants de tristesse, tu ne les entendras qu’après ma mort, quand j’aurai réuni ma vie au faisceau des lyres brisées… »


Jamais, je pense, l’ « ardeur de la passion » ne s’est exprimée en des pages plus poétiques et d’ailleurs plus troublantes. On retrouve ici l’auteur de René, de la lettre à Céluta des Natchez, vieilli certes, mais non pas assagi. Que Sainte-Beuve n’a-t-il connu ce fragment ! On devine le malicieux parti qu’il en eût tiré pour son article sur Chateaubriand romanesque et amoureux. Comme il eût pris plaisir à en souligner, à en commenter les « coupables faiblesses ! » Lui, l’auteur du Livre d’amour et de tant de « pensées » libertines, il n’eût même pas su gré à Chateaubriand d’avoir tenté, — insuffisamment, j’en conviens, — de dérober aux lecteurs des Mémoires ces rêveries malsaines auxquelles il eût sans doute mieux valu ne pas s’abandonner ; et avec quelle curiosité indiscrète le critique des Lundis n’eût-il pas cherché à se rendre compte de la part de réalité que recouvraient d’aussi intimes confidences ! Il n’aurait pas eu à chercher très loin.

Voici, en effet, ce que nous apprennent les Mémoires eux-mêmes sur l’ « objet charmant » de ces « derniers chants de