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tristesse[1]. » En 1830, quelque temps avant les journées de Juillet, — Chateaubriand avait alors soixante-deux ans, — il voyageait dans les Pyrénées, quand une jeune « Occitanienne » qui, depuis deux ans, lui écrivait sans qu’il l’eût jamais vue, se présenta à lui. Il lui rendit sa visite : « Un soir qu’elle m’accompagnait lorsque je me retirais, elle me voulut suivre ; je fus obligé de la reporter chez elle dans mes bras. Jamais, je n’ai été si honteux… La brise de la montagne a bientôt emporté ce caprice d’une fleur ; la spirituelle, déterminée et charmante étrangère de seize ans m’a su gré de m’être rendu justice : elle est mariée. » Et telle est l’aventure, assurément peu banale, qui semble nous avoir valu les pages brûlantes qu’on vient de lire. Ce fragment, détaché des Mémoires, peut désormais y reprendre place : un éditeur moderne n’est pas tenu aux mêmes scrupules que Chateaubriand.


II

Car, si je ne me trompe, ces pages peuvent servir à nous expliquer les intentions de l’auteur lorsqu’il composait ses Mémoires, et, partant, nous aider à en apprécier le véritable caractère. Après un demi-siècle écoulé, les rancunes de toute sorte que l’œuvre avait soulevées lorsqu’elle parut dans la Presse sont maintenant apaisées : on en peut parler avec calme et rendre enfin pleine justice à l’ouvrier. Celui-ci avait bien senti que sa gloire ne pourrait que gagner à attendre. « Si j’étais encore maître de ces Mémoires, avait-il écrit, ou je les garderais en manuscrit, ou j’en retarderais l’apparition de cinquante années. » Supposons que ce dernier vœu ait été exaucé. Chateaubriand n’a pas été forcé d’ « hypothéquer sa tombe : » conformément à ses dernières volontés, ses Mémoires d’Outre-Tombe viennent enfin de paraître ; et son exécuteur testamentaire, ce n’est pas Emile de Girardin, c’est M. Edmond Biré.

« C’est à Rome, nous dit Chateaubriand quelque part, que je conçus pour la première fois les Mémoires de ma vie. » Il avait

  1. Edouard Bricon renvoie avec raison, je crois, au tome IX, pages 136, 137 des Mémoires, ceux qui voudraient avoir quelques détails sur cette ce vierge des dernières amours. » Après m’être demandé si le fragment ne pourrait pas aussi se rattacher au chapitre De quelques femmes (tome XI), je me rallie entièrement à l’opinion de Bricon, et je soumets cette conjecture à M. Edmond Biré.