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mystique, ne se sont pas élevés réellement au-dessus d’une idée d’intérêt plus large et plus spiritualisée. La France, elle, a toujours eu ici pour idée directrice celle de justice. La justice est un bien absolument général et commun à tous : c’est la fin universelle par essence ; l’Etat a pour tâche de l’assurer. Même en paraissant s’occuper de purs intérêts généraux, l’Etat, tel que la France se le représente en son idéal, s’occupe au fond de justice. Par exemple, quelle est la condition essentielle d’un règne du droit ? C’est évidemment la moralité des citoyens, comme aussi un minimum d’instruction qui leur permette de connaître leurs droits et d’accomplir leurs devoirs. C’est donc en vue de la justice qu’on rend obligatoire l’instruction, ou qu’on prend des mesures protectrices de la moralité publique. S’il existe un budget pour les cultes, c’est que le sentiment religieux est un intérêt universel, à cause du sentiment moral qu’il développe ; par-là, il apparaît comme une condition de la justice. S’il y a un budget des beaux-arts, c’est parce que l’art est considéré comme un moyen d’assurer cette élévation des âmes sans laquelle un peuple perd, avec l’esprit de désintéressement, l’esprit même de moralité et de justice. Les discussions auxquelles l’existence de ces divers budgets donne lieu viennent précisément de ce que quelques hommes, à tort ou à raison, ne reconnaissent pas là des intérêts moraux et vraiment généraux. Dans le domaine de l’hygiène publique et privée, si la loi m’oblige à faire la déclaration des maladies infectieuses et à désinfecter ma maison, c’est que, en exposant ma vie par ma négligence, je compromets aussi la santé et la vie d’autrui ; ce qui est manifestement contre la justice, et non pas seulement contre la charité.

Ici se présentent les objections de l’école dite « libérale » et « non-interventionniste. » Selon Guizot, à mesure que « la civilisation et la raison » font des progrès, « cette classe de faits sociaux qui sont étrangers à toute contrainte extérieure, à l’action de tout pouvoir public, devient, de jour en jour, plus large et plus riche ; la société non gouvernée, la société qui subsiste par le libre développement de l’intelligence et de la volonté humaine, va toujours s’étendant à mesure que l’homme se perfectionne ; elle devient de plus en plus le fonds social. » Mais ce principe vrai n’est que la moitié de la vérité. Le progrès a deux effets simultanés et contraires : il soustrait à l’Etat un domaine de plus en plus large, et il soumet à l’Etat un domaine qui, lui aussi, va