Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 152.djvu/948

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tout au moins anormale, d’autant plus piquante qu’elle contraste davantage avec la simple bonhomie des mœurs qui les entourent. Telle Lucrèce Borgia, fidèlement attachée à son mari, pieuse, charitable, mais subissant l’influence fatale de son frère César. Elle sent que son frère la perdra, elle sent que son devoir serait de lui désobéir ; mais à peine lui donne-t-il un ordre qu’elle cède aussitôt, prête à sacrifier tout ce qu’elle aime au monde. Et les autres personnages du roman, Giulio, Ferrante, Hippolyte, le duc Alphonse, Strozzi, tous ils ont en eux un coin de mystère. De même, dans le Saint, Thomas Becket, de même, dans les Noces du Moine, le jeune Astorre, et, dans la Justicière, Stemma, cette terrible femme qui, de longues années, porte tranquillement le poids de ses crimes. De même encore Georges Jenatsch, le héros du premier roman de Conrad-Ferdinand Meyer. Celui-là est un vrai héros, dans sa perversité. Assassin, traître, parjure, tous les moyens lui sont bons pour délivrer son pays de la domination étrangère : et ce n’est point la grandeur de son but qui, seule, nous empêche de le mépriser, c’est aussi la grandeur même de son âme, la profonde sérénité avec laquelle il renonce à l’amour, à l’amitié, à ses sentimens les plus chers, dès qu’ils risquent de retarder l’accomplissement de son rêve.

Mais le principal mérite de l’œuvre de C. -F. Meyer lui vient de l’élégance et de la pureté de son style. Cet imitateur de Walter Scott avait commencé par être un poète parnassien ; et l’on peut bien dire que, toute sa vie, il l’est resté. Sa prose et ses vers, malgré leurs gallicismes, sont d’un « métier » vraiment exemplaire. Les mots y ont une justesse, un relief, dont on aurait peine à trouver l’équivalent dans la littérature allemande contemporaine ; et peu d’écrivains ont su adapter aussi heureusement la musique de leurs phrases à l’émotion spéciale qu’ils voulaient produire. Les plus médiocres des récits de Meyer ont, à ce point de vue, un charme que tout lecteur allemand doit sentir et aimer.

Et parmi ces récits il y en a un où toutes les qualités de l’auteur se sont librement déployés. C’est, je crois, le plus beau de tous ; mais, hélas ! c’en est aussi le plus intraduisible, étant écrit en vers. Il est intitulé les Derniers Jours d’Ulrich de Hutten. Meyer nous y fait assister aux pensées, aux souvenirs, aux rêves de ce fameux précurseur de la Réforme, qui a fini sa vie, comme l’on sait, dans une petite île du lac de Zurich. Et l’on ne saurait assez admirer l’art délicat et subtil avec lequel, dans cette série de courts poèmes, il a su vraiment évoquer, ressusciter la figure du hardi pamphlétaire. Voici d’abord l’arrivée de