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Hutten dans l’île où son ami Zwingli lui a procuré un refuge, la première nuit passée à Ufenau, l’installation, un entretien avec le pasteur. Puis le solitaire se rappelle son passé, l’école, les amours de jeunesse, les premières luttes, le voyage à Home ; puis il s’abandonne aux délices de la solitude. Le livre qu’il lit, un bruit du monde extérieur qui parvient à lui, un coucher de soleil à son horizon, tout lui fournit matière à de poétiques rêveries, où la poésie, en vérité, manque un peu de souffle, mais que relèvent la force du rythme et l’éclat des images. Et c’est ensuite la mort qui approche. D’heure en heure Hutten la sent venir : en vain Paracelse, appelé près de lui, essaie de le distraire de la sombre pensée. « Il m’a appelé le rempart de la liberté allemande, — mais de mon mal il ne m’a rien dit. — Et j’ai cru voir qu’un soupir lui échappait — lorsque son doigt s’est posé sur mon pouls. — Puis il m’a vanté mes vers, — le fou ! Il les a appelés fiers et fleuris ! — Et moi je songeais : Comme ton nom te sied ! — Tu te nommes Bombastus, et toutes tes paroles ne sont que bombast[1]/ »

La dernière promenade, la dernière lecture : d’heure en heure la vie s’en va. « Ami Holbein, si, dans ta Danse des Morts, — tu n’as pas dessiné encore le poète, viens ici, et peins moi, — étendu, sommeillant, dans mon fauteuil, — le visage couvert d’une pâleur tranquille ! — Et voici que doucement la Mort se glisse dans la maison… — Mais non, ne peins pas une scène aussi laide ! — Vois-tu cette grappe de raisin, qui pend au-dessus de la fenêtre à ogive ? — Peins-la, mûre et dorée comme elle sera bientôt ; — et mets un ciseau de vigneron — dans la main du squelette macabre ! — Et tout homme d’esprit comprendra le sens de l’image, — et comment je suis moi-même la grappe de raisin, — qui, aujourd’hui cueillie, revivra demain — sous la forme d’un feu vivant dans les veines allemandes ! »

Tout cela est, dans le texte original, très pur et très beau, digne d’un grand poète. Et si l’étude de Flaubert et de Leconte de Lisle n’est point parvenue à faire de Conrad-Ferdinand Meyer un écrivain français, ni cosmopolite, c’est elle du moins qui lui a permis d’introduire, dans la littérature allemande une couleur plus vive et des rythmes plus nets.


T. DE WYZEWA.

  1. Bombast, en allemand, signifie enflure, vaine rhétorique.