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un personnage sur lequel les yeux commençaient de nouveau à se porter et qui a laissé un certain nom dans l’histoire. Melchior, alors abbé, depuis cardinal de Polignac, était issu d’une vieille famille féodale qui, si elle ne descendait pas, comme le prétendaient certains généalogistes, d’Apollon et des Apollonides, dont son nom n’aurait été qu’une corruption, n’en avait pas moins été, au moyen âge, singulièrement puissante. Second fils du vicomte de Polignac, il était, comme beaucoup de cadets, entré dans les ordres sans grande vocation, et, suivant Sourches, « le torrent du monde l’avait un peu emporté. » Il était en tout cas mieux doué pour les lettres et la diplomatie que pour les études théologiques. Après avoir accompagné à Rome le cardinal de Bouillon, son parent, au moment du conclave de 1689, il fut nommé en 1692 ambassadeur en Pologne. Mais, ayant échoué dans ses négociations pour faire arriver le prince de Conti au trône, il fut rendu responsable de l’expédition assez piteuse que fit alors ce prince, et le Roi l’exila, en 1698, dans son abbaye de Bonport, où il passa trois ans à se morfondre. Pour se délasser il composa, en vers latins, qui ne manquent pas d’élégance, un poème philosophique intitulé l’Anti-Lucrèce, « ouvrage, dit son biographe le Père Faucher, que la religion et l’amour de la vertu lui inspirèrent, que la philosophie lui dicta et que ses talens admirables, déjà exercés dans l’éloquence et la poésie, ornèrent de mille beautés utiles au dessein qui le lui fit entreprendre[1]. » Autorisé en 1702 à reparaître à la cour, ce poème servit à son retour de fortune. Charmé des argumens contre l’impiété qu’il y trouvait, le duc de Bourgogne en traduisit quelques passages et communiqua ces fragmens à Louis XIV, auquel ils plurent et qui les citait parfois lui-même à l’abbé. Le duc de Bourgogne, qui paraît avoir eu une sorte d’attrait pour tous les adorateurs de sa femme, éveilla peut-être ainsi les ambitions de l’abbé, car celui-ci était avant tout un ambitieux, mais un ambitieux bien doué. Saint-Simon, qui ne l’aime pas, ne peut s’empêcher d’en convenir et de reconnaître qu’il joignait à ses vices un extérieur séduisant, des dons rares et variés : « C’était, dit-il, un grand homme, très bien fait, avec un beau visage, beaucoup d’esprit, surtout de grâces et de manières, toute sorte de savoir, avec le débit le plus agréable ; la voix touchante, une éloquence douce, insinuante, mâle, des termes

  1. Sourches, t. III, p. 290.