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ne résistent pas à un quart d’heure de réflexion. Ou bien on se souviendra qu’il y a un mari pour endosser la paternité. Mme Lambert préfère lui avouer sa faute ; et comme celui-ci se fâche, étant bien décidément dépourvu de toute grandeur d’âme, elle se précipite dans le torrent sous la roue de l’usine. Ce dénouement de mélodrame nous a laissés froids, comme les angoisses des amans nous avaient trouvés indifférens. La raison est trop simple ; c’est qu’il nous est vraiment impossible de plaindre en eux les victimes d’une fatalité inéluctable. Ils savaient à quoi ils s’exposaient. Versannes est un grand garçon, et il ne peut ignorer que les distractions extra-conjugales entraînent parfois des conséquences. Mme Lambert n’est plus une pensionnaire ; elle ne peut se dissimuler que, s’il est agréable pour une mère de famille de s’aller jeter dans les bras d’un beau ténébreux au lieu de rester auprès de ses enfans, et de filer le parfait amour au lieu de filer la laine, cela ne va pas sans quelques dangers. Donc qu’ils se tirent de là comme ils pourront !

Si encore l’auteur s’était borné à développer une situation ; mais il a cru devoir, à cette occasion, développer une thèse. Le Torrent n’est pas seulement la mise à la scène d’un fait divers quelconque ; c’est par surcroît une pièce à thèse. C’en est une puisqu’il y a un « raisonneur, » un certain Morins, psychologue de profession. Oh ! ce Morins ! C’est bien la peine de s’être fait, comme M. Donnay, une réputation d’écrivain ultra-moderne pour s’en aller exhumer du fatras romantique des déclamations quasiment antédiluviennes ! À la manière des bousingots, ce Morins accable de son mépris le « bourgeois. » Mais qu’est-ce donc que la profession de psychologue pour dames, si ce n’est une profession essentiellement bourgeoise ? Et Morins, et Versannes, et Mme Lambert et nous tous, que sommes-nous donc si nous ne sommes des bourgeois ? Consulté par son ami sur la question de savoir s’il doit ou non « fuir » avec sa maîtresse, Morins lui demande s’il sent en lui l’amour, le véritable amour, cet amour qui se distingue des autres amours en ceci qu’il est l’amour et que les autres ne sont que la contrefaçon de l’amour. Il le dépeint, ce véritable amour, en des termes qui jadis eussent fait se pâmer d’aise les modistes abonnées des cabinets de lecture. Après quoi, il entonne un couplet sur les droits de la passion. Les droits de la passion ! Quelle psychologie les a révélés à ce psychologue ? Où les a-t-il vus ? Qui est-ce qui les a jamais vus ? Par quelle opération miraculeuse la passion créerait-elle des droits et non des servitudes ?

Mais c’est qu’en effet ces niaiseries surannées recommencent d’avoir cours. Un auteur qui respecte son public ne se croit pas quitte