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des chefs-d’œuvre d’esprit, d’à-propos, de grâce féminine et de mâle raison. Qu’elle parle de littérature, de musique, d’histoire ou de philosophie, la jeune femme garde toujours, vis-à-vis de son ami, le ton respectueux d’une élève vis-à-vis de son maître ; mais, en réalité, c’est elle seule qui réfléchit et qui juge. Sa clairvoyance est telle que, tout en admirant passionnément la poésie de Browning, il n’y a pas un des défauts de cette poésie qu’elle ne lui signale : elle l’engage à être plus simple, à éviter les obscurités inutiles, à mettre plus de suite entre ses images, à écrire moins vite et à moins écrire.

Elle comprend, elle devine tout, guidée seulement par son instinct de poète. Voyant, pour la première fois depuis vingt ans, des tableaux de maitres anciens, elle définit leur mérite avec une sûreté surprenante ; et c’est avec la même sûreté qu’elle apprécie les œuvres des écrivains étrangers, sans être jamais sortie de son pays, ni presque de sa chambre. Ce qu’elle dit de Mme de Staël, de George Sand, a de quoi nous frapper aujourd’hui encore ; elle admire Ronsard, Montaigne, Malherbe ; elle tient Balzac pour un homme de génie, et le plus grand des romanciers français. Voici, par exemple, en quels termes son fiancé et elle jugent, chacun à sa façon, l’auteur du Père Goriot : « Vous qui aimez les histoires, écrit Browning, comme vous devez goûter l’ingénieuse façon qu’a Balzac de rattacher ses histoires les unes aux autres, en ramenant sans cesse les mêmes personnages et en révélant sur eux des détails nouveaux ! Rastignac, Mme d’Espard, Desplein, il les maintient en vie, en mouvement : n’est-ce pas ingénieux ? » Et la jeune femme répond : « Pour ce qui est de Balzac, oui, cette habitude dont vous me parlez m’a toujours ravie : elle prouve qu’il croit lui-même, de tout son cœur, à la vie et à la réalité de ses créations. Balzac est, d’ailleurs, un écrivain d’un génie prodigieux : il y a en lui comme une surabondance de vie ; et il raconte, il décrit comme un vrai voyant. Son français me fait l’effet d’une langue spéciale, n’appartenant qu’à lui : il y jette des métaux nouveaux, qui fondent à la flamme de son ardent génie. » Ainsi se poursuit le dialogue, d’un bout à l’autre des deux volumes ; la jeune femme reprend les idées de son ami, les éclaire, les élève, et les transfigure. Tout cela avec une bonne grâce souriante, sans ombre de vanité ni d’affectation.

Mais les plus belles de ces lettres sont celles où elle ne parle que de son amour. Celles-là sont vraiment d’une grâce incomparable ; et c’est leur beauté même qui nous fait éprouver un peu de gêne à les lire. Nous ne pouvons nous défendre de songer que ces tendres confidences d’un cœur passionné ne s’adressent pas à nous, et