que jamais Elisabeth Barrett ne les aurait écrites si elle avait prévu que d’autres yeux que ceux de Browning seraient un jour admis à les lire. « Brûlez cette lettre I » disait-elle, ou bien encore : « Ne me répondez pas sur tout cela, oubliez ce que je vous en ai dit ! » Jamais âme ne fut plus profondément éprise de silence et d’intimité. Elle suppliait son fiancé de ne parler d’elle à personne : elle tremblait à la pensée qu’un moment viendrait où tout le monde connaîtrait son amour.
Et non seulement nous rougissons de la curiosité misérable qui nous fait prendre plaisir à ces confidences, mais la vérité est qu’elles sont, pour nous, inutiles, car nous savions déjà tout ce qu’elles nous apprennent. Dans une série de quarante-quatre sonnets publiés naguère par les soins de Robert Browning, Elisabeth Barrett Browning a exprimé, sous une forme poétique, les mêmes sentimens dont ses lettres sont remplies. On raconte qu’un soir, peu de temps après son mariage, elle a timidement glissé dans la poche de son mari un petit cahier, contenant ces sonnets qu’elle avait faits pour lui : et son mari a fini par obtenir d’elle la permission de les publier, mais à la condition de les présenter comme une œuvre anonyme, traduite d’un auteur étranger. Sonnets traduits du portugais : c’est le titre que gardent aujourd’hui encore, dans le recueil des poèmes de Mrs Browning, ces fleurs délicates d’un unique amour. Elles suffiraient, à elles seules, pour attester la supériorité poétique de leur auteur sur l’auteur de Sordello et de Luria : et il n’y a rien dans les lettres de la jeune femme qui ne s’y retrouve, mais épuré, ennobli, dégagé de toute particularité indiscrète ou choquante. Quel que soit l’agrément des lettres qu’on vient de tirer de leur coffret de fer, ces sonnets les condamnaient d’avance à faire double emploi : à moins qu’on ne tienne pour intéressant de savoir qu’Elisabeth Barrett avait des parts dans le David Lyon, ou de connaître le détail des objets qu’elle a emportés dans sa valise, quand elle s’est enfuie de la maison de son père !
T. DE WYZEWA.