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Injure personnelle, grondent-ils, et à la plus auguste des personnes allemandes ! Ne vient-on pas d’entendre comme le bruit d’un soufflet ? Une joue royale rougit ; le cœur de tout un peuple s’émeut et s’indigne ; et cependant il n’y a pas eu plus de soufflet qu’au cirque ; c’est M. de Bismarck qui a frappé dans ses mains ; et les deux autres, le fidèle Roon, et Moltke le taciturne, de rire.

Bismarck arrive de Varzin : il est furieux ; si les choses allaient s’arranger, si l’occasion allait être manquée ! Il invite à dîner Moltke et Roon qui sont, eux aussi, mécontens. Il parle de se retirer : ils lui reprochent sa désertion ; personne ne mange ni ne boit. Là-dessus on apporte, déchiffrée, la dépêche du conseiller intime Abeken, la dépêche d’Ems. Bismarck la lit aux généraux ; ils en demeurent atterrés. Alors, lui, il les interroge : « Gagnerait-on, à gagner du temps ? — On y perdrait plutôt. — C’est bien. » Il prend le papier, un crayon, et il barre cinq ou six lignes. Puis il relit. Le visage de ses deux auditeurs sectaire : « Voilà qui sonne tout autrement maintenant, dit Moltke ; auparavant, c’était la chamade ; à présent, c’est comme une fanfare. » Bismarck se complaît en son travail : « Ainsi abrégé, et ainsi répandu, ce texte va produire, là-bas, sur le taureau gaulois, l’effet du drapeau rouge. » L’appétit reparaît. Roon est biblique : « Le Dieu des anciens jours vit encore : il ne nous laissera pas succomber honteusement. » Moltke est macabre : il bourre de petits coups sa poitrine : « S’il m’est donné de vivre assez pour conduire nos armées dans une pareille guerre, que le diable emporte aussitôt après cette vieille carcasse ! » C’est ce que M. de Bismarck nomme d’un mot très juste et très expressif : la joie belliqueuse de Moltke. Il ne faut pas moins que la guerre certaine et prochaine pour arracher ce silencieux à sa mélancolie. Le seul calembour, peut-être, qu’il ait fait dans sa vie, il l’a fait en un de ces accès de joie belliqueuse, et de ces accès, on ne lui en a connu que deux : celui-ci, le plus fort ; et celui de 1866. Bismarck l’avait prié d’avancer de vingt-quatre heures la mobilisation de l’armée prussienne, et il sortait, tout guilleret, pour donner ses ordres. A la porte, il se retourna, et demanda d’un ton grave : « Savez-vous que les Saxons ont noyé le pont de Dresde ? » Surprise et regrets de Bismarck. « Oh ! sous un arrosage, à cause de la poussière[1] ! » En temps de paix, jamais M. de Moltke n’a eu envie de plaisanter. Oui, c’est chez

  1. Pensées et Souvenirs, t. II, p. 110.