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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 154.djvu/407

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baptisé. Il est heureux. » — « Les parens viendront-ils chercher son cadavre ? » — « Ils viendront le voir. Nous le leur montrons toujours, car vous savez quelles vilaines légendes nous représentaient aux yeux des Chinois comme des goules et des vampires. Ces pauvres Chinois ont une crédulité d’enfans. Mais ils ont bien fini par reconnaître que nous n’étions pas si terribles. »

Nous avions traversé une cour plantée de verts arbustes où séchaient au soleil des milliers de linges blancs pareils à des banderoles de navire, et je pénétrai dans une grande salle tapissée de nattes. Tous les bébés sauvés de la mort y grouillaient sur de la lumière blonde. Ils rampaient, trébuchaient, roulaient, se tassaient avec les ondulations d’une petite foule humaine et le silence d’un banc de crabes. J’admirai la propreté des bardes, des mains et des figures. Mais quelles figures ! Vous auriez dit que tous les magots de porcelaine, les poussahs branlans, et les dieux hydrocéphales et les fétiches de pierre se mouvaient dans leurs limbes. La sœur relevait les uns, mouchait les autres, caressait ces petites caricatures de l’humanité. « Ils sont à nous, me disait-elle : ce sont nos enfans. Nous leur avons donné la vie, et voici ce que nous en faisons. »

L’ouvroir où elle m’introduisait était un clair atelier de brodeuses. Des Chinoises, de douze à quatorze ans, quelques-unes plus âgées, assises à leurs métiers, tricotaient de la dentelle et de fines guipures. Leur surveillante, une jeune religieuse d’Auvergne, fraîche rose de montagne, toute droite au milieu d’elles, abaissait sur leur ouvrage ses longs cils de madone. Les pauvres filles avaient des faces plates et cabossées, camardes et grimaçantes, où l’on sentait la race mal dégrossie, le type du bas peuple. Mais elles produisaient une étrange impression d’âmes impénétrables et de douceur murée. Une seule leva la tête et fixa sur nous ses yeux vifs. « Vous la voyez, me dit la sœur ; elle est muette ; et, des bruits du monde, elle n’entend que celui de la grosse caisse et des cuivres, quand passe la musique militaire. Eh bien, rien ne se fait ici qu’elle n’en soit la première informée ; rien ne se dit qu’elle ne le sache ; et soyez sûr qu’elle nous comprend à merveille, n’est-ce pas, ma fille ? » La Chinoise se prit à rire et ses prunelles pétillèrent.

La pièce voisine était réservée aux aveugles. La plus jeune n’a pas sept ans, la plus vieille n’en a pas seize ; leur rangée s’élève graduellement, devant la table de couture, ainsi que les