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curiosité de ce noble esprit, nous révèlent chez lui une ardeur d’enthousiasme, un sentiment d’exaltation poétique au contact de la beauté, que ses œuvres précédentes, plus froides et d’une tenue plus sobre, pouvaient à peine nous faire soupçonner.

Qu’on imagine, avec cela, le type parfait du vieux bourgeois de Bâle, bourru, cassant, un peu maniaque (encore que ceci soit peut-être le fait du vieux célibataire au moins autant que du ieux Bâlois), mais, en fin de compte, plein de cœur, le meilleur des hommes. Ses élèves l’adoraient, et quand on le voyait marcher dans les rues de Bâle, grand et solide, le visage découpé en arêtes saillantes, chacun se faisait fête de le saluer au passage, avec un mélange de respect et d’orgueil national.

Son ami, de vingt-cinq ans plus jeune, était professeur de philologie. Celui-là n’était pas Bâlois, ni même Suisse, mais Allemand : ce qui n’empêchait pas les Bâlois d’être fiers de lui aussi, car on n’ignorait pas qu’il avait été nommé professeur d’université à vingt-quatre ans, âge où la plupart des philologues sont encore étudians. Il formait d’ailleurs avec son ami Burckhardt le contraste le plus absolu. Toujours vêtu avec une élégance recherchée, les mains soigneusement gantées, coiffé dès le matin d’un chapeau haut de forme, c’était, sinon un dandy, du moins un parfait homme du monde : et il n’y avait pas jusqu’à sa politesse méticuleuse qui ne parût plus raffinée, en comparaison des manières simples et rudes de son collègue le professeur d’histoire. Il n’avait rien, non plus, d’un bon géant, dans toute sa personne, mais plutôt quelque chose de féminin, malgré son épaisse moustache tombante et ses cheveux en brosse. Ses yeux, surtout, dégageaient un charme infini : on y sentait beaucoup de douceur, une bonté profonde, et aussi une sorte de recueillement ou de rêve, comme si l’âme qui habitait derrière ces grands yeux de myope eût été absolument étrangère aux objets qu’ils voyaient. La voix, plus douce encore que le regard, était fine, chantante, pleine à la fois de réservi et de précision. Et l’on retrouvait dans la démarche, dans les gestes, dans toute la manière d’être du Jeune savant le même caractère d’élégance et de timidité féminines : sans compter qu’à première vue on devinait chez lui une nature éminemment impressionnable et nerveuse, tandis que Burckhardt avait un tempérament de fer, et se vantait lui-même de n’avoir jamais connu la nervosité.

Ce jeune savant était Frédéric Nietzsche, le poète-philosophe qui, Aingt ans plus tard, devait devenir l’idole de la jeunesse allemande. Plusieurs fois déjà j’ai eu l’occasion de parler de lui, à cette même