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place[1], et de signaler lïnfluence croissante de ses paradoxes : mais rien de ce que j’ai dit ne saurait donner une juste idée des progrès de cette influence, ni de l’extraordinaire diversité de ses manifestations. Poèmes, romans, drames, toute la littérature allemande d’aujourd’hui porte le reflet des bizarres « paroles » de Zarathustra. C’est à Nietzsche que les nouveaux compositeurs allemands demandent les sujets de leur poèmes symphoniques ; et j’ai sous les yeux deux ouvrages qui sont, l’un et l’autre, des recueils de leçons faites en chaire par des professeurs de théologie sur la doctrine du super-homme et ses rapports avec le christianisme[2].

Aussi n’aura-t-on pas de peine à comprendre l’émotion produite en Allemagne par l’annonce de la publication de la correspondance de Nietzsche avec Jacques Burckhardt. Ce que les deux amis se sont dit dans leurs longues causeries de Bâle, personne, malheureusement, n’était plus en état de le révéler : mais on savait qu’après le départ de Nietzsche ils s’étaient écrit, que Burckhardt avait gardé de son jeune collègue le meilleur souvenir, et que Nietzsche, de son côté, citait volontiers Burckhardt et Taine comme les seuls hommes qui l’eussent bien compris. De quelles précieuses confidences devaient être remplies les lettres que s’étaient écrites, après tant d’années de vie commune et d’incessant échange d’idées, l’auteur de la Civilisation en Italie et l’auteur du Crépuscule des Faux Dieux !

Hélas ! la publication de la correspondance de Nietzsche et de Burckhardt a été pour les nietzschéens une cruelle déception. Une dizaine de courts billets, c’est à cela qu’elle se réduit : et l’on ne saurait imaginer rien de plus monotone, chacun des billets de Nietzsche ayant pour objet d’annoncer à Burckhardt l’envoi d’un nouveau livre, tandis que Burckhardt, dans chacune de ses réponses, se borne à remercier son ami en quelques lignes aimables et insignifiantes. Ou plutôt les remerciemens de Burckhardt ne sont pas tous insignifians : ils constituent même, à beaucoup près, la partie la plus intéressante de la correspondance. Mais ils nous prouvent combien Nietzsche se trompait en se croyant compris de son ancien collègue. La vérité est que Burckhardt, tout en appréciant son savoir et la force de son style, n’essayait même pas de le suivre dans ses excursions « au delà des limites du bien et du mal. » Et cela se devine à toutes les lignes de ses lettres, sous la bonne et cordiale politesse de leur forme : et Nietzsche lui-même paraît en

  1. Voyez la Revue du 1er  février 1896, et la Revue du 15 mai 1897.
  2. Une excellente traduction française des écrits de Nietzsche, dirigée par M. Henri Albert, est en cours de publication à la librairie du Mercure de France.