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avoir eu, par instans, le pressentiment, car il écrit, par exemple à Burckhardt, en lui envoyant sa Gaie Science : « Voici un livre dont vous ne pourrez que rire ; il est en effet tout personnel, et tout ce qui est personnel est, par là même, comique. »

Burckhardt, cependant, ne riait pas en lisant ses livres ; mais il ne les prenait pas non plus tout à fait au sérieux ; et toujours, au moment de les juger, il trouvait quelque nouvelle formule pour se récuser. « D’une façon générale, — écrivait-il le 13 septembre 1882, en réponse à l’envoi de la Gaie Science, — il y a dans ce que vous écrivez bien des choses (et, je le crains, les meilleures) qui passent loin au-dessus de ma vieille tête : mais, partout où je puis vous suivre, j’éprouve un sentiment rafraîchissant d’admiration pour cette richesse d’idées, à la fois si énorme et si condensée ; et je songe au bonheur que ce serait pour nous, historiens, de pouvoir considérer les choses avec votre regard. Hélas ! je dois, à mon âge, me tenir pour trop heureux d’amasser de nouveaux matériaux sans oublier les anciens, et de conduire ma voiture, en vieux cocher, le long des routes dont j’ai l’habitude. » Un an plus tard, le 10 septembre 1883, Burckhardt vient de lire la première partie de Zarathustra. « Pour ma part, écrit-il, je ressens un plaisir tout particulier à voir quelqu’un s’élever si haut au-dessus de mon horizon, et à l’entendre me décrire, de là, les terres nouvelles que découvrent ses yeux. J’achève alors de comprendre combien j’ai été superficiel, ma vie durant, et combien, hélas ! je le resterai toujours, car ce n’est pas à mon âge qu’on peut se changer. » À l’envoi de Par delà le bien et le mal, en 1886, le vieillard répond, plus nettement encore : « Je crains que vous ne vous fassiez illusion sur mes aptitudes. Des problèmes comme ceux que vous traitez, jamais je n’ai été en état de les approfondir, jamais je n’ai même pu en comprendre les prémisses. J’ai toujours été la tête la moins philosophique du monde : il n’y a pas jusqu’au passé de la philosophie qui ne me soit à peu près étranger. Lorsque, dans mon étude de l’histoire, j’ai rencontré sur ma route des idées générales, je ne m’en suis toujours approché qu’avec une extrême prudence, et je n’en ai pris que le strict nécessaire… Votre livre passe donc bien loin au-dessus de ma vieille tête; et j’éprouve un véritable vertige quand je vois de quelle étonnante façon vous arrivez à dominer tout le mouvement de la pensée contemporaine, et à en définir chaque détail avec une variété de nuances infinie. »

Peut-être, après cela, Nietzsche était-il plus fier encore de « donner le vertige » à Jacques Burckhardt qu’il l’eût été d’être compris de