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de larmes en ont effacé les souillures terrestres, et dessillé mes yeux jusque-là trop attachés à ce qui passe et change. J’ai compris que le mal est comme une ombre vaine, mais que le bien et la vertu, voilà l’éternelle lumière, voilà ce qui de nous survit ici-bas. Cette croyance chaque jour plus profonde me fait renouer la chaîne interrompue. Je veux vivre encore et répandre, dans la journée de travail qui m’échut en partage, quelque semence de bien. Après quoi, j’attendrai tranquille, assis sur les pierres du triste chemin, l’heure où finit la mort et où commence vraiment la vie[1]. »

Ce fut durant ces jours de deuil, dans l’exaltation de la douleur, qu’il écrivit un livre apocalyptique, La Redencion del Esclavo. « La Rédemption de l’Esclave » est une sorte d’épopée en prose. Le poète y chante les souffrances, les transformations par où l’homme a passé, depuis son apparition sur la terre, dans sa marche vers la liberté. Il suit l’esclave dans tous les temps en ses étapes douloureuses : paria dans l’Inde, ilote à Sparte, gladiateur à Rome, serf au moyen âge, nègre dans le Nouveau-Monde, prolétaire sacrifié de nos industries, jouet des tyrans, rois ou Césars, et déroule à travers l’histoire les tragédies de la servitude. Usant de l’allégorie, il suppose que le travailleur fut un ange exterminé du ciel pour avoir regretté de ne s’être point créé lui-même : la justice divine l’a jeté sur la terre afin qu’il éprouvât ce que coûte le labeur de la création. Je ne puis donner mieux l’idée de cette fiction grandiose et confuse qu’en la rapprochant de certains ouvrages d’Edgar Quinet, et singulièrement de l’Ahasvérus, « un des livres, a dit Castelar, qui ont eu le plus d’influence sur ma pensée et inspiré à mon enfance le plus de songes, de poésie[2]. » Une affinité naturelle l’attirait vers ce spéculatif sublime et nuageux. Notez que Castelar s’est placé depuis à cent lieues de Quinet par le sens du réel, l’intuition du possible, tout un côté très fin, très andalou, de sa nature. Mais ce côté positiviste n’est sorti de l’ombre qu’assez tard. A l’époque où nous sommes, le jeune auteur ressemblait étonnamment au philosophe français, et, en imitant ce dangereux modèle, il ne faisait que suivre sa pente ; il abondait dans le sens de ses propres défauts. Même ardent mysticisme ; même foi révolutionnaire, même idéologie. On s’en aperçoit bien à lire La Redencion. Son lyrisme

  1. Defensa de la Formula del Progreso, pp. 9 et 11.
  2. Vida de lord Byron, p. 29.