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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 154.djvu/543

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expositions que Millet apparaît pour la première fois, avec un paysan qui ne ressemble pas à son Œdipe que nous avons vu en 1848. Mais était-ce bien un paysan que cet emphatique Semeur, dont le geste, selon l’expression de Victor Hugo, voudrait s’étendre « jusqu’aux étoiles » ? La mise au point du poème permet tout, et ce qui fait bien dans une ode peut être déplacé dans un tableau. Dans la vérité, le semeur qui arpente son champ est plus modeste en son allure tranquille et monotone. Son geste, très simple, est loin de vouloir atteindre aux astres ; sa main revient sans cesse au sac attaché à sa ceinture, y puise le grain qu’il jette, en le dispersant, sans efforts, sur les sillons très voisins de ses pieds. Si l’action de semer est « auguste, » elle est peu plastique. Néanmoins, le tableau de Millet, par sa tenue d’ensemble et la largeur de son effet, annonçait la venue d’un maître puissant. Nous le reprendrons au moment de sa vraie révélation, de même que Troyon, dont le succès commençait à se dessiner, quoiqu’il n’eût pas encore atteint sa grasse matière rustique. Il exposait des moutons extraordinairement empâtés, presque des bas-reliefs.

Parmi tous ces tableaux plus ou moins bien éclairés dans les salles des Tuileries, la foule distingua surtout la Macbeth de Muller. L’Attelage nivernais, de Rosa Bonheur, obtint aussi un très vif succès par sa grande vérité. Je remarquai des paysages minuscules de la Charente, habilement peints et d’un accent particulier ; ils étaient signés d’un nom absolument inconnu jusqu’alors, Eugène Fromentin. Les scènes populaires ne faisaient que commencer : Adolphe Leleux avait envoyé le Mot d’Ordre, petite scène de la rue pendant l’insurrection. Un jeune artiste, dont je n’ai rien revu depuis, Gérard Séguin, s’était inspiré d’une scène observée aux Tuileries le jour de leur envahissement par les révolutionnaires, le 24 février 1848. Ils se préparaient à fusiller un voleur. Nous ne tardâmes pas à assister à un très intéressant succès. Fromentin eut au Salon de 1850 cinq ou six toiles que je n’ai pas revues depuis. Je n’ai donc pu les comparer aux œuvres de sa maturité qui, certes, durent être plus habiles et plus savantes. Je ne veux pas être affirmatif sur leur valeur respective ; mais je puis dire que ce sont ses premiers tableaux du Sahara qui m’ont le plus ravi. À distance, ils ressemblaient bien un peu à des plaques de marbre où dominaient des tons gris mystérieux en opposition avec des violets et des orangés d’une harmonie très troublante. Dès qu’on s’approchait de ces masses d’abord confuses,