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II


24 Septembre.

Au soleil couchant, nous quittons Laghouat par la diligence, dans un éblouissement de brume lumineuse, toute une féerie de couleurs chaudes et étrangement mouvantes, qui font devant l’œil des danses folles, qui brusquement éclatent et puis s’éclipsent, qui se succèdent, s’entremêlent, se confondent en une teinte unique, en une lumière toute d’or. Les claquemens répétés du fouet, le tintamarre des grelots, la sonore galopade sur le sol durci, les rauques adieux des Arabes, les offres étourdissantes des marchands de dattes, de grenades, de pastèques, les cris, les disputes, tout ce bruit et le grouillement de la foule bariolée, qui devant nous s’écarte par poussées brusques en un jeu chatoyant de lumières et d’ombres, assourdissent et aveuglent, confondent l’esprit et évoquent la rapide image d’un coin de vie étrangement active et ardente, dans la petite cité de boue, au lent adieu de la lumière. Et. tout à coup, sitôt franchie la porte de terre séchée, c’est le désert, le cercle infini et vide et silencieux, où déjà la nuit s’amasse en vapeurs violâtres, qui montent lentement vers la roseur pâlie du ciel.

Elle est singulièrement troublante, dans les cités du désert, cette sensation de l’isolement au milieu d’espaces immenses ! Elle vous étreint brusquement, quand on passe sans transition de l’animation bruyante de la ville à la tristesse morne des étendues d’alentour. Pas de banlieue, égayée par un semis de maisons éparses ou par la tache verte des bouquets d’arbres ; plus de routes. Au sortir de l’oasis ombreuse et fourmillante de vie, c’est tout de suite le désert, la désolation des terres incultes et brûlées, déroulant jusqu’à l’horizon leurs perspectives mortes. On dirait que les hommes, perdus dans cette immensité, ont eu la peur instinctive de l’espace et qu’ils ont resserré craintivement leurs demeures pour se sentir moins isolés.

Sortis de Laghouat, nous roulons, cruellement cahotés, à travers la plate campagne. Au bout d’une heure à peine on est exténué, brisé, dans les ressauts continuels de la voiture sur les ornières, qui sont la seule route du désert et qui restent des pluies du dernier automne. Oh ! cette diligence de Ghardaïa ! quel souvenir nous en garderons longtemps dans nos membres endoloris !