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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 154.djvu/700

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Une réaction se produisit enfin : elle aboutit, après vingt-cinq ans, à des lois restrictives à la fois du nombre des distilleries et du nombre des débits. En 1853, sur 2 400 paroisses, dans la campagne, plus de 2 000 n’avaient plus de cabaret. Dans les villes, on maintint un débit pour 228 habitans et la licence en fut concédée à des compagnies d’octroi ou bolags qui s’engageaient à les exploiter dans l’intérêt de la classe ouvrière. C’est le système de Gothembourg. Le résultat de ces mesures restrictives fut net. Du coup, la consommation générale tomba de 23 litres à 5lit,5 par tête. En même temps, comme l’a constaté M. Rivière, à qui nous empruntons ces renseignemens, la natalité remontait, les crimes diminuaient ainsi que les cas de folie et de suicide : la race s’était régénérée.

C’est un mouvement inverse qui s’est produit chez nous. Lorsqu’en 1852 l’Académie française décernait au célèbre savant suédois Magnus Huss un prix Montyon pour ses utiles travaux, le rapporteur disait avec vérité : « La France compte beaucoup d’ivrognes : on n’y rencontre heureusement pas d’alcooliques. » Cette situation est aujourd’hui retournée.

Comment ce mouvement désastreux s’est-il produit ? C’est ce que des enquêtes locales, pratiquées dans nos diverses provinces, pourraient nous apprendre. Un honorable médecin de Rouen, M. Brunon, s’est livré à une enquête de ce genre. Il en résulte que cette partie de la Normandie et peut-être la province tout entière n’est autre chose qu’un vaste foyer d’alcoolisme. L’alcoolâtrie y est poussée à un degré inouï. La contagion s’est étendue sur les hommes comme sur les femmes. Les ouvriers des divers métiers sont alcoolisés. « C’est le métier qui veut ça, » disent les ouvriers du feu, forgerons, mécaniciens, chauffeurs. Ceux-là sont incapables de faire cinquante mètre dans la rue, sans entrer chez un débitant d’eau-de-vie. Mais chez les autres aussi, c’est « le métier qui veut ça ; » il le veut chez les ouvriers du bâtiment qui absorbent par jour trois ou quatre bistouilles, mélanges d’un peu de café avec beaucoup d’eau-de-vie ; chez les terrassiers qui, au premier matin, ingurgitent trois ou quatre verres pour commencer leur journée ; chez les matelots qui avant de partir pour l’Islande ou Terre-Neuve laissent à leur famille des provisions d’alcool qu’on leur a concédées à 40 centimes le litre : chez les ouvriers des quais, enfin, qui sont, sans exception, tous des ivrognes.

Les femmes ne sont pas restées à l’abri. Les ouvrières des