Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 154.djvu/817

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec un vif intérêt qu’on parcourt les pages brillantes qui leur sont consacrées. La première apparaît comme flétrie dans la fleur de sa vie sentimentale par l’avortement des deux amours, l’un enfantin, l’autre artificiel, que racontent ses célèbres mémoires. La seconde, qui doit surtout à l’Allemagne sa célébrité en Europe et dans son propre pays, a fait vivre par anticipation sur la scène la femme de l’avenir, si nous en croyons Mme Marholm, à qui sa création de Nora a laissé un inoubliable souvenir.

Nous nous arrêterons seulement au dernier portrait, à celui qui couronne le livre, qui le justifie à lui seul, et qui est le plus habilement conçu et exécuté en vue d’appuyer les théories de l’auteur.

L’histoire tragique de Sonia Kowalewska n’est pas inconnue des lecteurs de la Revue des Deux Mondes. Mme Arvède Barine l’a résumée jadis en quelques pages remarquables[1]. C’est même pour les lettrés une bonne fortune que de pouvoir comparer, en un sujet commun, ces deux plumes féminines si aiguisées, si expressives des qualités de leur race. L’une plus méthodique, plus fine, plus avertie, pour employer un néologisme expressif, probablement plus près de la vérité en somme, bien qu’elle connaisse moins le milieu où vécut Sonia ; l’autre plus synthétique, plus préoccupée de sa thèse, plus entraînante aussi et plus dominatrice : toutes deux rapprochées d’ailleurs par leur bon sens vigoureux et par leur commun dédain pour les exagérations du féminisme. Leur héroïne semble créée, cette fois, pour rendre sensible aux yeux de tous les idées qu’elles combattent de concert, bien qu’avec une ardeur inégale. Sonia Kowalewska du moins n’est pas demeurée à mi-chemin sur la route de la renommée comme Marie Baschkirtcheff. Elle a goûté jusqu’à la satiété les ivresses de l’ambition satisfaite. La célébrité mathématique, exceptionnelle pour une femme, lui attira les hommages de l’Europe intellectuelle tout entière, et si, au sein de cette destinée éclatante, elle est morte à quarante ans, épuisée et désespérée, c’est bien pour n’avoir pu plonger ses lèvres dans la source vive qu’elle appelait de ses vœux. Elle a sincèrement cherché l’amour pour lui-même, non pas seulement pour s’élever à sa remorque dans une sphère sociale supérieure, comme le firent sa jeune compatriote, l’auteur du « Meeting » et peut-être aussi son amie

  1. La Rançon de la gloire, Sophie Kowalewska. Revue du 15 mai 1894.