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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 154.djvu/818

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et biographe Mme Edgren-Leffler, devenue à la fin de sa vie, par un mariage aristocratique, duchesse de Cajanello. Rappelons en quelques mots les étapes de cette carrière agitée.

Fille d’un général russe, élevée dans un intérieur opulent et aristocratique, Sonia entra dans la vie de l’esprit au cours des années de fièvre qui secouèrent la jeunesse russe, après l’émancipation des serfs. Le besoin d’action et de progrès qui dévorait ces intelligences juvéniles se traduisit dans certains milieux par les aberrations, et bientôt par les attentats du nihilisme. Il creusa un abîme entre les idées des pères et celles des enfans. Tourgueneff a décrit, dans un roman célèbre, quelques épisodes de cette singulière crise morale. Sonia, décidée à conquérir son indépendance afin d’aller à l’étranger se livrer aux études de son choix, recourut à un moyen fréquemment employé par cette génération hardie : celui d’un mariage fictif, qui lui apporterait l’émancipation, sans entraver sa liberté par aucun devoir nouveau. Il se trouva un jeune étudiant de bonne famille, Woldemar Kowalewsky, qui accepta de remplir le rôle sacrifié d’époux fictif, et délivra du joug familial à la fois Sonia et sa sœur aînée Aniouta : cette dernière, douée d’un talent littéraire naissant, qu’elle entendait aussi développer à son gré, obtint en effet de suivre le jeune ménage dans sa vie aventureuse[1]. Il n’avait pas été facile pourtant d’obtenir le consentement du général Kroukowsky : pour vaincre l’opposition paternelle, Sonia dut s’enfuir un soir chez Kowalewsky, et faire savoir aux siens qu’il ne restait plus qu’à la marier si l’on voulait éviter un scandale retentissant. Après un voyage de noces, au cours duquel ils visitèrent l’illustre George Eliot, les jeunes gens allèrent s’établir d’abord à Heidelberg, puis à Berlin. Là, Sonia se plongea pendant quatre années dans l’étude des mathématiques, sous la direction du célèbre professeur Weierstrass. Ce furent des mois de travail fébrile et sans trêve. L’étudiante ne sortait presque jamais, sauf pour aller de temps à autre visiter son époux Woldemar, qui habitait un autre quartier. « Inexpérimentées et timides comme l’étaient ces jeunes femmes, dit Mme Marholm, elles étaient mal logées, mal nourries, tyrannisées et. volées par leurs servantes. Elles ne s’accordaient jamais un plaisir, ni une distraction. Depuis le mutin jusque bien avant dans la nuit, Sonia était assise à sa table de travail. Si elle

  1. Voir les Souvenirs d’Enfance de Mme Kowalewska. Revue de Paris, 1894.