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ce grand élan de labeur acharné que la plupart de nos contemporains ont vu de leurs propres yeux, peut seul donner une idée de celui qui s’empara de nos officiers après 1763. On peut même dire avec vérité que ce mouvement atteignit, à cette époque, une intensité supérieure à celle dont nous avons été les témoins. Les militaires n’étaient pas seuls à y participer. Les hommes les plus pacifiques y prirent part et le souffle réformateur entraîna jusqu’à des femmes. Voltaire et d’Alembert, Mme Geoffrin, Mlle Lespinasse, la baronne d’Oberkirch donnaient leur avis sur l’ordre mince et sur l’ordre profond. Les uns tenaient pour le système de M. de Mesnil-Durand, d’autres pour celui de M. de Guibert. L’Académie elle-même entra dans l’arène et donna son avis sur la matière. Elle fit davantage encore. Chose extraordinaire, fait qu’on ne verra probablement jamais plus, elle ouvrit ses portes à M. de Guibert, à un modeste colonel, de naissance médiocre, sans fortune, sans protection, dont le titre presque unique à cette distinction suprême était un livre intitulé : « Essai général de tactique. »

Lauzun eût pu suivre l’impulsion générale, sentir quelque intérêt pour ces problèmes qui passionnaient grands et petits autour de lui. Il n’en fit rien. Il n’était cependant pas incapable d’application et possédait notamment cet esprit « naturel » qui n’est qu’une facilité à discerner d’abord la raison des choses sans être capable de les approfondir bien avant. Avec de l’observation, une dose moyenne de pénétration, il est permis à un ignorant, par le seul frottement avec des gens qui savent, d’acquérir un certain vernis, d’avoir des « clartés de tout, » comme disait Molière. Lauzun n’eut jamais que ce masque.

Un jour, en 1777, le maréchal de Broglie obtint d’appliquer au camp de Vaussieux, près Bayeux, les théories contradictoires de Mesnil-Durand et de Guibert, de mettre aux prises sur un terrain réel l’ordre mince avec l’ordre profond. M. de Mesnil-Durand, auteur d’une méthode tactique qu’il appelait « système français, » faisait résider la puissance des armées dans les formations de choc. Il établissait des bataillons sur un front étroit et une grande profondeur, les disposait dans cet ordre les uns derrière les autres, et lançait cette masse compacte, au pas de charge, sans tirer un coup de fusil, à la baïonnette, sur la position ennemie. Guibert attribuait au contraire la décision des batailles au feu de l’infanterie. Il demandait qu’au lieu de masses profondes à front restreint,