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au pied de cette tribune que son éloquence avait tant honorée. C’est de là qu’il a été conduit, le 29 mai, au cimetière de San Isidro.

Le ministère, pour se conformer au vœu national, avait décidé que les obsèques de Castelar seraient célébrées aux frais de l’État. Malheureusement, il y avait, dans les considérans qui précédaient le décret royal, une phrase que l’on jugea malheureuse et dont l’hostilité des partis crut devoir s’emparer. Le préambule commençait en rappelant que Castelar était mort dans une honorable pauvreté (honrada pobreza). Il ajoutait assez froidement que la critique jugerait son œuvre littéraire et l’histoire son œuvre politique... Il n’en fallait pas davantage pour exciter les protestations. D’autre part, le ministre de la Guerre avait cru devoir interdire à tous les militaires qui suivraient les obsèques la tenue dite « de gala » ; or, on avait ouï dire au maréchal Martinez Campos, qui, en qualité de capitaine général, est sous les ordres directs du Roi, que rien ne l’empêcherait d’y assister en grand uniforme. De fait, quand le cortège officiel sortit du palais de la Chambre des députés, et que la foule vit apparaître le maréchal et plusieurs chefs de l’armée revêtus de l’uniforme des grands jours et constellés de toutes leurs croix, les acclamations retentirent et éclatèrent sur le parcours, comme une leçon donnée au gouvernement : la politique, elle aussi, faisait cortège à Castelar ; elle l’accompagnait jusqu’au seuil de la tombe, là où le silence se fait pour tous et où il a commencé pour la première fois autour de son nom.

Il y a bien des années, visitant à Pise le Campo Santo, et contemplant les figures préraphaélites dont les vieux maîtres ont peuplé cet asile de l’oubli et de la mort. Don Emilio comparait ces figures incertaines à des êtres qui naissent sur la limite indécise de deux époques : « Et après tout, disait-il, si nous regardons l’histoire de l’humanité, nous verrons qu’il en est ainsi de tous les hommes ; ils sont tous condamnés à ensevelir la moitié des idées qu’ils avaient apprises et la moitié des plus chères aspirations de leur existence ; tous entraînés par le courant éternel des choses, sans savoir où ; tous contraints à se renouveler sans cesse, sans savoir pourquoi ; tous contraints à quitter ces dépouilles de l’âme, l’innocence de l’enfant, la passion du jeune homme, la foi du premier âge, aux carrefours du chemin ; tous réduits à se laisser choir, épuisés de lassitude et de désespérance, sur le monceau des