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refusant la pièce à l’unanimité. Lireux fait faire une seconde lecture. mystère ! la pièce est cette fois reçue à l’unanimité ! Les choses allant ainsi au mieux, Reynaud déclara qu’il allait prévenir son ami Ponsard. Lireux et Ricourt de sourire, en hommes à qui on n’en faisait pas accroire. L’invention d’un Monsieur Ponsard qui aurait écrit la pièce était assez plaisante ; mais Lucrèce reçue, elle n’avait plus désormais aucune raison d’être.

Reynaud, cependant, s’occupait à présent de préparer le succès de l’œuvre de son ami. Tous les soirs, au café Tabourey, il récitait imperturbablement Lucrèce à qui voulait l’entendre. Là encore, d’ailleurs, Ponsard passait pour une fiction ; l’auteur était Reynaud lui-même, cela se sentait assez au ton dont il parlait de l’œuvre nouvelle. Mais l’œuvre n’en transportait pas moins d’admiration les étudians du café Tabourey, comme elle avait transporté Reynaud, les frères Timon, Ricourt et Lireux. On rencontrait maintenant dans tout le quartier Latin des jeunes gens qui déclamaient des fragmens de la tragédie. N’ayant guère à s’émouvoir d’une politique plutôt terne, toute la curiosité de la jeunesse se tournait fiévreusement vers la littérature. Bientôt les salons eux-mêmes, comme je l’ai dit, percevaient, un écho de la gloire de Lucrèce. Reynaud, invité partout, récitait, récitait toujours.


IV

L’affaire en était là lorsque Ponsard fit enfin son apparition. Ce fut une grande surprise de part et d’autre. Les admirateurs de Lucrèce étaient stupéfaits de découvrir que la tragédie à la mode avait vraiment pour auteur un jeune avocat de province ; et le provincial ne l’était pas moins d’entendre tout ce bruit autour de son œuvre.

Quand il revint de son étonnement, ce fut pour s’inquiéter plus encore que pour se réjouir. Il craignait que cette notoriété prématurée ne fût préjudiciable au succès de sa pièce. Quelle ne serait pas l’exigence de gens qui attendaient un chef-d’œuvre ! Déjà, du reste, la critique commençait à se montrer peu bienveillante. Ne pouvant attaquer Lucrèce, encore inconnue, elle s’ingéniait à railler, à caricaturer l’auteur. Le lendemain de la première représentation des Burgraves, de petits journaux se moquaient de la façon dont Ponsard tenait son lorgnon. Qu’allait-on penser à Vienne en lisant ces méchancetés ? Ponsard, qui