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fatidique des misères prolétariennes » ; elles ôtent la résignation et la paix à des millions d’hommes. Mais elles établissent que l’ordre actuel n’a rien de fixe ni de permanent. Devenue florissante par l’industrie, la bourgeoisie périra par elle. De l’excès du mal viendra, dans un avenir prochain, l’excès du bien, la délivrance. La révolution a pour garantie suprême la science historique. De cette fatalité l’idée de justice est écartée, en même temps que satisfaite.

La conviction que le marxisme a découvert les lois immanentes de la production capitaliste produit les mêmes effets psychologiques que toute foi fataliste : elle agit sur ses partisans comme la doctrine de la prédestination sur les puritains de Cromwell. C’est une sorte de calvinisme sans Dieu. L’œuvre de Marx est interprétée avec la même piété que s’il s’agissait des versets de la Bible ou du Coran. Elle inspire l’orgueil de la vérité révélée et l’intolérance à l’égard des socialistes dissidens, notamment des idéalistes, traités d’imbéciles, et poursuivis par le fer et le feu avec autant d’ardeur que les représentans infiniment méprisés de l’économie politique bourgeoise.

Or voici que cet édifice génial et harmonieux, ce palais de belle dialectique, cet arc de triomphe dressé au seuil de la société future, craque de toutes parts ; et ce sont d’anciens marxistes, tels que M. Bernstein, qui travaillent avec zèle à sa démolition, et en recueillent les matériaux pour une construction nouvelle[1].


II

Marx a séparé le socialisme du libéralisme bourgeois, il l’a organisé en parti indépendant, il l’a maintenu en étroite solidarité ; il lui a donné la conscience de l’intérêt de classe. Le marxisme a été adopté officiellement par la démocratie socialiste allemande, en 1891, au Congrès d’Erfurt[2]. Des partis socialistes se sont formés dans tous les pays d’Europe sur les mêmes principes. Et ceux-là mêmes qui n’acceptent pas intégralement les doctrines et la tactique marxistes, leur empruntent les mots d’ordre flamboyans, les cris de guerre et de ralliement : « Lutte

  1. Wandlungen in der Sozialdemocratie, Soziale Praxis, n° 25, 26, 28, 29 ; Berlin. 1898. — Pour le marxisme et sa tactique nous avons suivi l’ordre d’exposition de l’auteur anonyme de cette étude, qui complète celle de M. Bernstein.
  2. Das Erfurter Programm erläutert von Karl Kaustsky. Dietz, 1892, Stuttgart.