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l’art, je crois que les époques de folie et de défaillance ne font que préparer de nouveaux efforts qui amèneront des phases triomphantes et encore inconnues. Après cela, je suis bien à mon aise pour affirmer que, depuis quinze ou vingt ans, les rêves les plus creux, les théories les plus insensées se sont fait jour. On nie l’évidence du vrai ; on fait la nuit du néant, pleine de rêves bizarres et vains. Des créations monstrueuses et informes sont proclamées incomparables merveilles. Toute extravagance trouve un critique d’art pour crier au sublime. Plus elle sera insensée, plus son thuriféraire exaspérera l’exagération dithyrambique de ses éloges : « C’est divin ! c’est inespéré ! » sont des expressions faibles aujourd’hui. Pour combattre ou louer des chimères, on a besoin d’une langue chimérique. La langue française si belle, si claire, si nerveuse, si ferme, si rayonnante, qui a servi à merveille tant de génies, se complique de mille efflorescences maladives comme ces vieilles branches de pommiers qui se couvrent de lichens et de verrues. Bientôt nous n’y verrons plus la coulée de la sève, l’allure de la vie ; et, comme ces rameaux déchus, bientôt elle ne donnera plus’ que des fruits malingres.

Le public, en attendant, ne sait plus à qui entendre. Tout est renversé. Les artistes laborieux qui suivent les expositions avec des œuvres vaillantes que parfois a trempées une misère discrète, sont accusés de chercher la réclame dans un grand et mercantile bazar. Qui les accuse ainsi ? — La réclame elle-même, qui devrait au moins les laisser tranquilles, et qui les écrase du pied en se dressant pour célébrer les « palpitations géniales » des seuls honnêtes, seuls modestes et sincères vivant dans de laborieuses solitudes, — laborieuses en effet, car il en sort des cargaisons de barbouillages. Oh ! ceux-ci ne font pas de « concessions ; » ce sont de vrais « indépendans » qui ne transigent pas avec leur conscience ; ils ne « sacrifient pas au public : » pourquoi faut-il qu’ici, sacrifier au public, ce soit dessiner, modeler, avoir le sens commun !

Mais je reviens au cœur de mon sujet. Nous en étions à Manet qui, bien involontairement sans doute, fut l’occasion de toute cette Babel. Je crois qu’il en serait lui-même effrayé. Il ne fut pas moins le point de départ de cette grande licence. Depuis sa mort, une extraordinaire réclame a battu le rappel autour de ses ébauches, réclame inexplicable, car lorsqu’on revoit les toiles de ce peintre au Luxembourg, son Olympia entre autres, on est surpris