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milieu de ces qualités si personnelles, une chose me semble manquer ici, c’est la passion douloureuse du peintre ; ce que je regrette ce sont ses défauts. Les Glaneuses sont certes très supérieures à l’Angélus, et à ce Printemps qui les accompagne ici. Ah ! combien plus intenses ces paysans dont j’ai parlé, exposés en 1853 ; combien plus sublime, bien que ce soit aussi un chef-d’œuvre accompli, son Parc à moutons ; combien plus touchante cette humble Église de Gréville, cette toile sans cesse reprise et fatiguée, tant le peintre a voulu y mêler de son âme, où son pinceau creuse la Nature avec la pesanteur d’un soc de charrue et dont le ciel tant rêvé semble plein de sourires et de larmes !

Millet est certainement l’un des artistes qui ont le plus profondément cherché l’expression de la vie, qui ont fait parler non seulement les êtres mais aussi les choses. Bastien Lepage est loin d’avoir sa puissance ; mais on trouve chez celui-ci des ferveurs ingénues, des ciselures de forme et des souplesses d’épiderme qui manquent au maître de Barbizon, à côté duquel il garderait encore son charme de sincérité. Et puis, qui sait les transformations qui eussent agrandi son talent ? Il cherchait à élargir sa manière, un peu sèche au moment où il est mort, à l’âge où Millet en était encore à son Œdipe. Il fait penser à ces colonnes tronquées des cimetières ; savons-nous ce qu’eût été son chapiteau ?…

Ils furent tous les deux, à des points différens, des passionnés chercheurs de cet art de la vie dont je voudrais, pour terminer cet ouvrage, essayer une étude.

Mais auparavant je veux dire quelques mots de la peinture décorative et de ses procédés que l’on a parfois appliqués à la peinture de chevalet, transposition que n’excuse pas la facilité qu’on y trouve à plaquer des teintes plates sur des fonds sommaires et dont le plus grand charme tient à ce qu’elles ne font qu’effleurer des harmonies facilement agréables par leur douce matité. Quoi de plus différent que ces deux arts, la peinture décorative telle qu’on la comprend aujourd’hui et la peinture de la vie ? On veut que la peinture murale, noble et belle, mais circonspecte, complète avant tout l’architecture qu’elle décore. Sereine et détachée de nos préoccupations directes, elle a, dit-on, pour rôle de personnifier et de continuer, dans sa langue austère et muette, l’enseignement de la chaire ou l’idée de la loi. Elle poursuit, en le modifiant selon les sujets, le caractère auguste et impassible qu’elle a hérité des Égyptiens, des Assyriens et des Grecs, dont