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immense litanie, — c’est la plus longue pièce lyrique que les troubadours nous aient laissée, — dont chaque strophe, commençant par le nom de la ville abhorrée, n’est qu’un cri de haine et de fureur : « Rome, cime et racine de tout mal, tête et abri de toute perfidie et de toute honte, a dans le cœur une intarissable source de venin qui lui monte aux lèvres et empoisonne l’univers entier. » Les accusations, quand elles se précisent, sont les mêmes que celles de Peire Cardinal : « Rome étend partout sa main crochue ; pour quelques deniers, elle pardonne les péchés… » Il n’y a rien de bien nouveau, et l’insulte poussée à ce degré n’a presque plus rien à voir avec la littérature. Ce qu’il y a de plus intéressant dans ce sirventés, ce sont les allusions politiques dont il est rempli. Figueira passe en revue les États ou les princes qui ont eu affaire avec Rome, et il constate qu’elle a été pour tous un instrument de perdition. Il ne rappelle pas seulement les crimes auxquels elle poussa les croisés, « l’étrange boucherie de Béziers, les pardons trompeurs accordés à Toulouse, le pèlerinage d’Avignon, dont Dieu nous garde, » mais aussi les perfidies qu’elle a elle-même commises : par elle, le roi Jean d’Angleterre fut trahi, par elle, le roi Louis entraîné, loin de Paris, en cette expédition d’où il ne revint pas ; c’est elle qui conteste à l’empereur son droit à la couronne. Elle n’a même plus le souci de la chrétienté : « Peu lui importe, pourvu qu’elle écrase ici la tête des rois, que Damiette se perde et que les chrétiens d’Orient gémissent. » Toutes ces accusations sont trop précises, elles montrent une connaissance trop exacte de l’état politique de l’Europe pour émaner d’un simple jongleur qui, à en croire son ancienne biographie, fréquentait surtout les tavernes et les truands : il nous paraît évident qu’elles lui ont été suggérées par ce comte, à qui il souhaite « la force et le pouvoir de mettre sous ses pieds les Français. »

Il n’est pas sûr que ces ardens appels à la haine de l’envahisseur soient tous antérieurs à la paix de 1229. Cette paix, en effet, Raimon VII ne s’y résigna jamais : ne le plaçait-elle point en tutelle et « sous la plus irritante des surveillances[1] ? » Elle était à peine conclue, que les troubadours protestaient déjà contre elle. L’un d’eux[2], opposant une paix « sûre et ferme, une paix d’amitié qui accommode les deux partis, paix loyalement conclue entre honnêtes gens, qui satisfait et ne laisse point de rancœur, »

  1. E. Berger, Histoire de Blanche de Castille, p. 219.
  2. Bernard de la Barta, Folha ni flors (dans Raynouard. Choix, t. IV, p. 194).