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Pour le géographe comme pour l’homme politique, la Chine c’était incontestablement, entre tous les pays du globe, sinon le danger, du moins l’inconnu. Le Céleste Empire constituait dans son ensemble, au point de vue politique, une énigme pour l’histoire future de l’humanité, et d’autre part, il recelait dans ses parties intérieures les principaux problèmes géographiques restant encore à résoudre à la surface du globe.

Cette digression close, je reprends la suite de mon journal et je continue à relever les notes consignées sur mon calepin.

Voici la Chine. Enfin ! Cette seule idée suffit à me réconforter et à me rendre tout dispos. Et, pensant aux longues chevauchées sous le grand soleil ou par le froid, sur le sable et sur la neige, qui, depuis cinq ans, m’ont mené, par le chemin des écoliers, de l’autre bout du Sahara jusqu’au seuil du désert de Gobi, dont les dernières dunes viennent mourir au bas des pentes qui s’étagent à mes pieds, et où vont se perdre les eaux du fleuve que je côtoie, j’ai un sentiment de réelle satisfaction, qui me payerait en un instant de toutes mes peines, si je les avais jamais regrettées. Je sens, je l’avoue sans honte, passer, dans mon épiderme racorni de vieil observateur, un petit frisson d’enthousiasme, comme j’en avais souvent dans mon enfance, en lisant certaines pages des classiques anciens, et comme j’en ai eu encore quelquefois, de plus en plus rarement, en avançant dans la vie, un de ces petits frissons qui, au collège, vous emportent bien loin de la classe et vous empêchent d’entendre la leçon du professeur, — ce qui vous vaut généralement une punition, — et qui, dans la vie au grand air, empêchent les hommes d’entendre les balles, et donnent des jambes aux chevaux.

Que les gens raisonnables et méthodiques qui n’ont jamais rien ressenti de pareil ne s’en moquent pas. C’est sous cette influence que les hommes font des choses contradictoires, absurdes et ridicules, voire illégales, mais c’est sous son empire aussi qu’ils réalisent de temps en temps l’impossible. Et c’est avec ce petit frisson-là seulement qu’ils parviennent quelquefois à vaincre les deux forces supérieures qui dominent et semblent régler à l’avance, entre elles deux, tous les événemens de la vie, et dont sans cela ils ne seraient que les jouets impuissans : la Logique et le Hasard.

Et, tandis que, pour indiquer un point de direction à mes hommes, je me redresse sur ma selle usée, qui vient de France