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d’un goût excellent. Ces femmes ne sont pas farouches : elles manifestent un vif désir d’entrer en possession des bouteilles de verre que nous pouvons avoir dans nos bagages. Les fioles de verre constituent, dans cette partie reculée de l’empire chinois, le bijou le plus estimé. Les hommes s’en servent pour mettre du tabac ou de l’opium, et, quant aux femmes, elles en font, non pas des ustensiles de ménage, mais des objets de parure. Rien n’est plus élégant pour elles que de porter, pendue au cou, une fiole plus ou moins ébréchée. Généralement, plus la fiole est petite, plus elle a de valeur, ce qui serait encore un avantage pour les négocians tentés d’en importer. Dans le pays même, on fabrique laborieusement des flacons en jade, qui finissent parfois, après avoir traversé toute la Chine de l’Ouest à l’Est, par tomber entre les mains de collectionneurs européens qui les achètent fort cher. Mais le phénomène inverse a lieu : les simples flacons de verre, sans valeur pour nous, ont là-bas, pour les indigènes, un prix au moins égal à-celui du jade. Si don Juan revenait on ce monde et désirait explorer la Kachgarie à son point de vue particulier, il ne saurait être mieux avisé que d’emporter une ample cargaison de bouteilles vides : les femmes qu’il rencontrerait n’auraient rien à lui refuser. Mon cuisinier, qui le sait, abuse étrangement de la situation, et je suis obligé de faire bonne garde autour de mes caisses pour empêcher la disparition prématurée des quelques bouteilles que nous avons eu la chance de transporter jusqu’ici sans les briser, et que je tiens à conserver jusqu’à la fin du voyage. Je suis obligé de lui faire honte de sa conduite, en lui rappelant qu’il n’est marié que depuis un mois, et qu’au départ de Kokan il m’a ennuyé de son désespoir désordonné, motivé par la seule pensée de quitter sa femme.

Il reçoit, en baissant la tête d’un air effaré, mes admonestations qui, sur ce sujet, ne sont pas les premières et ne seront pas les dernières. Puis comme j’insiste, et comme, vu la nécessité de l’exemple, je le rudoie un peu, il balbutie quelques excuses et finit par me citer tout à coup, avec assurance, deux vers d’un poète de Khiva[1], dont voici la traduction : « L’homme est faible et vil : le premier homme a été fait de boue ; mais cette

  1. Abou-Saïd Medj-oud-Din, noyé dans l’Oxus en 1210, par ordre de Mohammed Kharezm-Chah. Ce crime passe, dans les croyances populaires, pour être l’un île ceux qui ont attiré sur l’empire fondé par les sultans du Khurezm la colère céleste, laquelle se traduisit par l’invasion des Mongols de Genghiz-Khan.