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communauté de religion, intéressante par conséquent pour les croyans, mais séparée cependant des autres pays mahométans, et de tout le reste de l’univers, par des montagnes d’une énorme épaisseur et d’une hauteur proportionnée, par les montagnes les plus colossales du monde, qui lui formaient alors, comme encore aujourd’hui, une ceinture presque infranchissable.

Le Pamir et le Paropamise, rendus plus inaccessibles encore par les immenses déserts qui s’étendent à leur pied, séparaient la Kachgarie de la Perse et de l’empire des Khalifes ; l’Europe, la Sibérie et la Grande Tartarie en étaient isolées par les monts Célestes et par des steppes glacées. Du côté de l’Inde, on rencontrait comme barrière l’Himalaya, et la Chine même était séparée de la Kachgarie par les plateaux du Thibet, dont la traversée constitue l’un des plus formidables obstacles qui existent sur le globe.

Aussi est-il naturel que les conteurs arabes aient choisi ce pays, le plus inabordable de toute l’Asie, pour y placer celles de leurs histoires dont les circonstances, par trop miraculeuses, auraient risqué d’ébranler la robuste crédulité de leurs auditeurs, étayée pourtant par le soleil d’Orient et par l’amour du merveilleux, si elles avaient eu pour cadre une autre région, moins inaccessible à tout contrôle.

J’avais, quant à moi, dès mon enfance, constaté la supériorité de ceux des contes féeriques qui se sont passés à Kachgar sur ceux dont on a conservé la tradition dans tous les autres pays, et j’avais dès cette époque, c’est-à-dire il y a plus de trente ans, formé le ferme projet d’aller plus tard à Kachgar, dont j’ignorais complètement alors, je l’avoue, la situation géographique.

J’ai réalisé ce rêve de voir Kachgar, un peu tard peut-être, mais assez tôt pour être le premier Français qui y soit parvenu, et le seul jusqu’à présent qui en soit revenu. De mes deux compatriotes, Joseph Martin et Dutreuil de Rhins, qui y sont arrivés après moi, par deux autres routes, aucun ne devait revoir l’Europe. L’un est mort de fatigue en arrivant au Ferganah, l’autre a trouvé au Thibet la mort d’un martyr de la géographie[1].

Eh bien ! je dois l’avouer, malgré toutes mes recherches,

  1. Depuis l’époque où ce journal de route a été écrit, M. Grenard, compagnon de voyage de Dutreuil de Rhins, est, comme on le sait, revenu en France après avoir effectué la traversée de l’Asie, et il a rapporté de Kachgar, comme du Thibet, des documens de premier ordre pour la science, dont il poursuit en ce moment la publication. (Note de l’auteur.)