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âme douce, ils ne font souffrir que les cœurs qu’ils devraient ménager ; ils n’atteignent pas les caractères trempés dans le Styx ; ils ne blessent que quand ils sont injustes ; les coupables ne les sentent pas… Que peut une malheureuse femme dont on suppose tout, parce qu’on n’en sait jamais rien, dans laquelle on voit successivement, comme dans les nuages, tout ce que l’imagination se crée, inconnue à ceux qui la jugent, soupçonnée d’être partout d’autant plus qu’on ne peut la trouver nulle part, ne pouvant se défendre contre les chimères de toutes les ambitions qui la craignent, parce qu’elle ne les sert pas, assez célèbre pour faire peur et n’ayant aucun moyen de défense, redoutée comme un homme, inutile comme une femme, ne pouvant être oubliée dans aucune retraite, parce que les soupçons totalement imaginaires s’exercent également dans toutes les situations ? Si vous fuyez, c’est pour conspirer de loin ; si vous revenez, c’est pour agiter de près. On vous croit de tous les partis, parce que vous ne pouvez en servir aucun, et votre existence est une espèce de problème que chacun veut expliquer à sa manière[1]. »

Voilà quels étaient les griefs personnels de Mme de Staël contre les journaux. Mais ils ne sont que le point de départ d’une argumentation très serrée, où les adversaires de la liberté des journaux pourraient aujourd’hui encore trouver des armes.

Le journal ne peut être comparé au livre, tout d’abord parce que le livre n’est que la manifestation d’une pensée isolée, tandis qu’un journal, des souscripteurs, sont une sorte d’association dans l’État, et tombent, par conséquent, sous le coup des lois qui régissent les associations. Donc, si vous n’admettez pas le droit d’association, il est parfaitement absurde d’admettre la liberté de la presse. Le raisonnement est irréfutable. Il est si juste, que de très bons esprits de notre temps, qui ne connaissaient pas ce livre de Mme de Staël, ont reproduit à leur insu cet argument. « Nous réclamons la liberté d’association, ont-ils dit, au nom de la liberté de la presse ; l’une ne va pas sans l’autre. » Pareillement, d’autres réclament pour les journaux des lois restrictives au nom des lois qui restreignent le droit d’association. Ils ont raison, chacun à leur point de vue, et c’est le mérite de Mme de Staël d’avoir démontré cette vérité la première.

Le journal ne peut être comparé à un livre, parce que le rôle

  1. Feuillets 127, 128.