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aussi les fleurs dans des musées fermés, afin de les soustraire à la vie dévastatrice. Que dis-je ? Cela est arrivé. On détruit tant de fleurs sur les Alpes qu’on a dû créer pour elles des refuges comme la Chanousia du petit Saint-Bernard, à laquelle on a donné le nom de « jardin-musée. » — Un « jardin-musée ! » ce nom seul ne définit-il pas une époque, une tendance et une idée ? Et n’est-ce pas la même idée qui anime les édiles de Florence et ceux de Paris et ceux de Venise et ceux de Rome : parquer le pittoresque, l’éloigner de la vie, ôter des pas de la foule cette chose encombrante, distrayante qu’est le Beau, le ramasser, l’emporter au loin, comme ce que ramassent et ce qu’emportent, aux heures frileuses de l’aube parisienne, les charrettes des balayeurs et des chiffonniers ! Dans une ville bien ordonnée pour les affaires, il ne faut pas, semble-t-il, que les passans s’arrêtent à considérer des architectures, non plus que les flots d’un fleuve à considérer les quais. Que les uns et les autres passent vite, portant leurs fardeaux multiples, courant vers leur commune fin ! Que le mot d’ordre soit, pour l’économie de nos cités modernes, celui-ci : « l’utile en liberté, l’art en prison. »


II

Que devient l’art en prison ? Rassemblons, pour le comprendre, les impressions qu’à travers l’Europe, nous avons tous ressenties. Il ne s’agit point ici de ces œuvres d’art qui forment toutes seules un ensemble esthétique et qui sont faites pour apporter une vision du dehors dans l’intérieur d’une maison, loin de la vie qu’elles représentent, au fond d’un salon. Cette œuvre-là, d’ailleurs isolée de son milieu par son cadre d’or, peut être goûtée indifféremment partout. Il ne s’agit donc pas des tableaux de chevalet. Pour eux, un musée vaut à peu près un autre milieu et l’on n’imagine rien, non seulement de plus périlleux, mais de moins plaisant que les expositions en plein air du XVIIe et du XVIIIe siècle, soit que Le Brun accrochât, dans la cour de l’hôtel de Richelieu, son Passage du Granique, soit que l’Académie de Saint-Luc suspendît ses chefs-d’œuvre, place Dauphine, sur le parcours de la procession de la Fête-Dieu ! Certes la manière de présenter les tableaux devant le public ou de se présenter devant eux n’est pas chose indifférente. La disposition des toiles historiques dans les salles qui virent leur histoire et un bel équilibre de nuances dans