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sensation, et comme le goût du néant. Elle est la glorification et l’apothéose de l’amour peut-être encore moins que de la mort. Le dernier soupir d’Iseult s’exhale dans la suprême volupté (höchste Lust) de la dissolution de l’être. La plus grande partie du duo — et la plus troublante — pourrait se définir, d’après Schopenhauer, dont Wagner s’est inspiré ici : l’hymne du renoncement au vouloir vivre. Et cela n’est pas bon, et malheureusement, par un charme terrible, cela s’insinue en nous, cela nous envahit et nous possède tout entiers. « Ah ! gardez-vous de me guérir ! J’aime mon mal, j’en veux mourir ! » Ainsi chante une vieille romance française. Mais elle chante cela doucement, innocemment. La musique de Tristan le crie de toute sa force, et cette force est irrésistible. Gounod, dédiant au pape Léon XIII l’oratorio de Mors et Vita, souhaitait que son œuvre apportât aux autres comme à lui-même un accroissement de la vie. Après avoir entendu Tristan, c’est le trouble et la fièvre, mais est-ce bien la vie qui s’est accrue en nous ?

La place nous manque pour parler de l’exécution de Tristan et Iseult. Pourtant nous aurions voulu dire que Mme  Litvinne (Iseult) est une grande artiste, que Mme  Brema (Brangaene) en est une également, que M. Gibert (Tristan) est tout le contraire, et même, s’il est possible, plus que tout le contraire. On n’a pas trop vanté la clarté, l’exactitude et la puissance de l’orchestre ; on n’en a point assez maudit la dureté, la sécheresse, la précipitation et le continuel fracas. Le chef éminent qui le conduit n’eut jamais de tendre que le nom. Il a la foi, qui transporte les montagnes, mais il n’a pas l’amour, qui fond le cœur ; l’amour, sans lequel on ne comprend tout à fait ni Wagner ni les autres ; l’amour sans lequel un orchestre, admirable par ailleurs, peut n’être quelquefois qu’une cymbale retentissante.


Camille Bellaigue.