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Et cette idée l’obsède tellement qu’elle l’inscrit au revers du feuillet qui porte le titre de son nouvel ouvrage. Elle la médite, elle s’en imprègne, elle choisit cette ligne pour l’écrire à Ermenonville sur la tombe du philosophe. « Il est permis, dit-elle, je dirai plus, il est ordonné à une femme de n’avoir pas un cœur plus audacieux qu’un philosophe. » Donc, tout la persuade que la justice est le premier besoin de l’homme : son propre cœur, ceux qu’elle aime, J.-J. Rousseau, l’idole de sa jeunesse, M. Necker l’idole de toute sa vie.

La justice règne-t-elle en France ? — En aucune façon, répond Mme de Staël. De quelque côté que l’on se tourne, partout on voit l’arbitraire et la violence. On n’est plus assuré du respect des lois. Or, il faut en premier lieu garantir la vie et la liberté des citoyens ; il faut renoncer au détestable sophisme qu’on appelle raison d’Etat. M. Necker n’a-t-il pas écrit dans son Cours de Morale religieuse : « Jamais la justice n’est en contradiction avec l’intérêt de l’Etat, et jamais l’intérêt de l’Etat n’est en contradiction avec la justice ? » Donc, plus de jugemens sommaires, plus d’exils, plus d’exécutions que la simple raison d’Etat autorise. L’idée de justice jointe à la pitié explique les témoignages de sympathie que Mme de Staël prodigue aux victimes du 18 fructidor ; elle est toujours du côté des victimes. Cela fait honneur à ses sentimens de femme plus qu’à sa logique ; car elle a proclamé, quoi qu’elle ait dit plus tard, la « nécessité[1] » du 18 fructidor ; il n’y avait pas d’autre moyen, suivant elle, de sauver la République, que de violer la Constitution. Au fond, cela est bien un peu contradictoire ; un accroc à la légalité en autorise d’autres ; et voilà le règne de la justice compromis ! Puis, on n’a jamais vu les victimes d’un coup d’Etat accepter leur sort sans protester ; d’où la nécessité des proscriptions et des exils. Mais une contradiction n’est pas pour embarrasser Mme de Staël, et, au nom de la justice, elle repêche, comme dit Talleyrand, ses amis qu’elle a noyés la veille.

La vérité est qu’au moment où écrit Mme de Staël, l’arbitraire est installé et règne en maître. L’histoire de France, depuis le commencement de la Révolution jusqu’au 18 brumaire, n’offre qu’une série de coups d’Etat successifs : ainsi, peu à peu, on avait détruit dans les esprits la notion de la justice et le respect de la

  1. Feuillet 141.