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Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 157.djvu/370

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mariaient aux aigres notes des shamisen, cependant que les danseuses esquissaient le geste de s’ouvrir le ventre en souvenir des Quarante-Sept Ronins, dont elles dansaient le pas, ou épaulaient les invisibles fusils de la guerre sino-japonaise, dont elles mimaient la gloire. Quand, la musique s’éteignit, elles nous versèrent du saké, et nous bûmes autant de fois que la politesse nous y convia. Et personne ne s’occupait de politique.

Les gens de Numata se montrèrent à mon égard d’une cordialité charmante. Ils m’offraient leur carte de visite et me tendaient leur coupe. Celui-ci venait me prier de recevoir le lendemain du lait de ses vaches, rare présent au Japon, et j’acceptais. Nous savions fort bien, lui, qu’il ne m’en enverrait pas, moi, que je n’y goûterais point ; et nous étions tous deux très satisfaits l’un de l’autre. Celui-là m’annonçait que son humble village s’apprêtait à m’héberger. Tel désire me conduire à travers les montagnes vers un temple fameux, et tel voudrait que mon pied se posât sur la glèbe de ses champs. Au fur et à mesure que Mikata me traduisait leurs invitations, je voyais se dérouler devant moi les trésors du vieux Japon rustique, et j’ouvrais les narines à ses parfums de myrrhe et d’encens. Malheureusement, leurs beaux discours se terminaient par une petite phrase qui en ruinait les promesses. Ils m’énuméraient longuement les plaisirs que j’éprouverais en leur compagnie, et, en deux mots, me prévenaient que les événemens nous forçaient d’ajourner la fête. Et l’on me présenta le bourgeois de Numata, chez qui M. Kumé allait passer la nuit ; et tout le monde se répétait que, pour loger son hôte, ce riche marchand avait voulu qu’on ajoutât une aile à sa maison. Le saké échauffait doucement les têtes, mais nul ne donnait encore de signe manifeste d’ébriété, sauf un soshi, un grand soshi plus brutal qu’un garçon boucher, qui portait sous son kimono un gilet de flanelle écarlate. Il marchait à pas menaçans au milieu des tables et brandissait un cruchon. Nojô l’empoigna de ses mains délicates. Sous son étreinte, le reître ploya les genoux et se tint coi.

Vers dix heures, M. Kumé s’éclipsa, suivi de quelques notables et d’Igarashi, et je ne tardai point à partir avec Mikata. Des geishas nous escortèrent qui portaient des lanternes. La nuit était froide et sombre, le chemin difficile. Nous marchions sur de grosses pierres plantées d’espace en espace, et la petite geisha, qui m’éclairait de sa lanterne aux rouges pivoines, me prit par la main.