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La réalisation du beau, c’est ce à quoi tendent les artistes[1]. Mais qu’est-ce que la beauté ? Pour les objectivistes, c’est l’ordre, la proportion, l’unité dans la multiplicité. Pour les subjectivistes, le beau est l’essence du sentiment qu’il provoque, le sentiment esthétique[2]. L’activité esthétique est celle qui cherche à se sentir elle-même pour jouir d’elle-même. Cette « activité de jeu » a des degrés, nous allons chercher à l’exposer, et pour cela l’on nous permettra d’évoquer ici un souvenir personnel. Nous visitions les Alpes, il y a trois ans, et nous remontions le cours du Rhin. Les spectacles si divers qui se déroulaient à nos yeux nous amenaient à distinguer nettement entre ce que l’on pourrait appeler « l’admiration affinée » et « l’admiration naïve. » Nous avions vu Bâle et Constance, puis la vallée de plus en plus dépeuplée, avec quelques villages semés çà et là et des ruines de châteaux forts, enfin les solitudes désertes, la nature devenue muette à l’approche des glaciers…

Assis sur la terrasse qui entoure la cathédrale de Bâle, nous avions à nos pieds le pittoresque coude du Rhin, et droit, devant nous les premières ondulations de la Forêt-Noire. Il nous suffisait de lever les yeux pour voir la majestueuse église dont la silhouette semblait se mirer dans l’onde, tandis que devant notre imagination se dressait le tableau sévère des drames religieux dont elle fut témoin. Mettons à notre place un Viollet-le-Duc connaissant dans toutes ses nuances l’église gothique ou romane, sa structure intime comme le sentiment qui s’en dégage, il eût bien mieux que nous admiré, entendant mieux l’architecture. Un critique, un historien tel que Taine, eût été frappé bien plus que nous, sachant ressusciter sur les lieux mêmes tout un passé à lui familier. Et en présence de ces ruines échelonnées sur les rives du Rhin, il eût, plus que nous, joui d’un spectacle qui lui eût rappelé des migrations humaines et la vie féodale, de lui bien connue. Mieux que nous, le géologue eût contemplé la montagne, se transportant à ces époques reculées pendant lesquelles le glacier creusait patiemment ce sillon même dont le fleuve devait s’emparer pour en faire son lit.

Nous pensions donc : « Il n’y a pour le simple que sensation confuse de jouissance là où le penseur est impressionné de

  1. Sur ce point et sur l’Esthétique de Taine voir l’Evolution des Genres, par F. Brunetière. Paris, Hachette.
  2. Voir la Psychologie, de E. Rabier. Paris, Hachette.