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d’insouciance. De la philosophie, la contagion s’étendait à toute la littérature, roman, poésie, théâtre, et aux genres mêmes dont la définition répugne le plus au dilettantisme, tels que la critique. Il n’était plus question pour le critique ni de juger ni de classer, mais de raconter les aventures de sa sensibilité à travers les livres. Où donc aurait-il pris le droit d’émettre un avis d’une valeur générale, réduit qu’il était à noter des impressions incertaines, changeantes, dépendant de mille causes variables, du caprice de son humeur et de l’air du temps ? Bien peu ont résisté à cet entraînement, au risque de s’entendre reprocher leur épaisseur d’esprit. Et le compte serait bientôt fait de ceux qui se sont constitués les avocats de l’autorité, au risque de s’entendre reprocher leur dogmatisme. Ç’a été l’universel écoulement de la pensée s’échappant à elle-même pour s’aller perdre vers on ne sait quelles perspectives fuyantes. Cette sorte de scepticisme est chez nous sans précédent. On n’en trouverait l’analogue ni dans la prudente réserve d’un Montaigne, attentif à ne pas s’embarrasser des questions qui dépassent la portée de son entendement, ni dans l’incrédulité des philosophes du XVIIIe siècle, menant leur campagne avec toute la vigueur et l’élan d’un fanatisme à rebours. Mais, opposée à notre tradition et à la suite de notre histoire, elle est pareillement en désaccord avec les lois de l’esprit humain, qui aspire à la certitude et vit de l’affirmation.

Non moins « inhumaine » est cette ironie où les littérateurs se sont longtemps confinés. Gardons-nous ici de confondre des choses très différentes, sous prétexte qu’un même mot sert à les désigner. L’ironie qui n’est qu’une forme de la raillerie est un procédé de style qui en vaut un autre, ou plutôt qui vaut d’après celui qui l’emploie, et dont on peut dire seulement que la médiocrité y est plus déplaisante qu’ailleurs. Depuis le temps des Provinciales elle a définitivement droit de cité dans notre littérature. Mais l’ironie dont il s’agit cette fois est bien différente. C’est une attitude, supposant de la part de celui qui l’affecte tout un travail d’esprit, tout un ensemble de sentimens dont le premier est la conscience de sa supériorité. Supérieur à la foule des hommes, il n’est pas dupe des illusions grossières dont ils se leurrent, et, témoin trop clairvoyant de leur sottise, il les regarde de haut d’un air de pitié méprisante et de dédain transcendantal. Étranger à leurs passions et détaché de leurs préoccupations, il garde la sérénité du contemplateur, ayant pour unique souci de veiller à l’élégance de sa posture. Dégagé des préjugés sur lesquels a de tout temps vécu l’humanité, il sait de combien d’ignorance et de combien de mensonges est faite la morale commune, et ne s’expose pas à être confondu avec les