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impossible. Et le cas mérite, je crois, que l’on y insiste. Il prouve une fois de plus, avec une évidence parfaite, l’importance qu’il y a, pour le critique comme pour l’historien, à déterminer avant toute chose le point de vue d’où il va procéder à son observation.

Si M. Meyer avait vécu cinquante ans plus tôt, et qu’on l’eût chargé, vers 1850, de raconter l’histoire littéraire de l’Allemagne durant la première moitié du XIXe siècle, voici, selon toute vraisemblance, sur quel plan et d’après quelle méthode il aurait composé son ouvrage. Il aurait distingué, dans la littérature, quatre ou cinq grands genres, le drame, la comédie, la poésie lyrique, le roman, l’histoire ; et tour à tour, il aurait raconté l’histoire de chacun de ces genres, analysant les drames de Kleist après ceux de Goethe, ceux de Grillparzer après ceux de Kleist, et ainsi de suite, puis soumettant à une analyse pareille les comédies, les poèmes, les romans, les études historiques. Il aurait traité chaque genre comme un monde à part ; et à l’intérieur de chaque genre il aurait considéré séparément chacune des œuvres qu’il passait en revue, sauf à les comparer ensuite sous le rapport de leur mérite littéraire, et à les classer. C’est de cette façon qu’on entendait naguère la critique ; et la façon n’était certes pas excellente, mais elle avait l’avantage d’offrir au lecteur une série de tableaux très simples et très clairs. Conçue de cette façon, l’Histoire de la littérature allemande aurait permis à M. Meyer d’utiliser, pour notre plus grand profit, la masse de renseignemens divers qu’il avait en réserve.

Trente ans plus tard, vers 1880, M. Meyer aurait sans doute conçu son Histoire d’une autre façon. C’était le temps où, en Allemagne comme en France, dans l’Europe entière, la critique se piquait de devenir « scientifique. » L’histoire littéraire était alors considérée comme une dépendance de la sociologie. Pour expliquer l’œuvre d’un écrivain, on étudiait la conformation de son crâne, son organisation physiologique, ses maladies, les influences héréditaires qui avaient agi sur lui ; et surtout on étudiait le « milieu » où il avait vécu, avec la certitude que c’était ce milieu qui l’avait inspiré, et que lui-même et son œuvre en étaient en quelque sorte la résultante directe. Aussi un historien eût-il été mal venu à examiner séparément l’histoire des différens genres, et à isoler, par exemple, le roman de la poésie. Pareille au médecin qui « n’avait point trouvé l’âme, sous son scalpel », la critique scientifique, sous son scalpel, n’avait rien trouvé qui ressemblât à un genre : et lorsqu’elle devait raconter l’histoire d’une période littéraire, son principal effort consistait à déterminer les caractères distinctifs de la vie publique, durant cette période, à rappeler