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émotions que suscitaient partout les désastres qui se succédaient de jour en jour, annonçant la fin. La Porte, il est vrai, en demandant, peu après, les bons offices des Puissances, pouvait dire que les réformes étaient assurées par le fonctionnement régulier du régime constitutionnel : c’était là le succès moral cherché dès l’origine, et qu’elle poursuivait encore à l’heure des périls extrêmes. Cette protestation persévérante ne manquait pas d’une certaine grandeur : seulement le gouvernement turc, lassé ou défiant, se servait de cet argument pour la dernière fois.

L’année 1878 s’ouvrait sous les plus sinistres auspices. La chute de Plevna avait été pareille à la rupture d’une digue : le torrent était désormais irrésistible : vainement les généraux turcs cherchaient à se concentrer sur Sofia, dans les défilés d’Ichtiman, en avant d’Andrinople. Ces manœuvres courageuses retardaient, sans l’arrêter, l’armée russe qui débordait des Balkans et poussait ses avant-gardes jusqu’en vue du Bosphore. Le 6 janvier, on apprit l’évacuation de Sofia, l’occupation de Késanlyk, la marche des forces ennemies sur Yeni-Zaghra et Yamboli, l’inévitable invasion de la Thrace méridionale. Il fallait se hâter de négocier un armistice ; puis, sur le refus du vainqueur, et les Puissances demeurant immobiles, on entamait des pourparlers directs pour la paix. Cependant les habitans des campagnes refluaient en désordre vers la capitale : la population de Constantinople, naguère si belliqueuse, était plongée dans la stupeur et décimée par les épidémies ; nous assistions à l’exode des musulmans bulgares, qui dressaient leurs tentes sur les places ou s’entassaient sous les voûtes des mosquées.

Il se produisit alors, aussi bien dans l’opinion publique que dans les conseils du pouvoir, une série de mouvemens étranges et de fluctuations désordonnées, ce que j’appellerai la fièvre de la défaite, accident moral qui se rencontre si souvent dans l’histoire des peuples vaincus. Un fait inouï, qu’on eût cru impossible, en fut l’émouvant symptôme. Cette Chambre des députés, à laquelle personne ne songeait, et qui semblait destinée à poursuivre modestement un obscur travail, essaya tout à coup d’intervenir, et, prenant une initiative, constitutionnelle peut-être, mais bien inattendue, osa insérer dans le projet d’adresse un paragraphe de blâme au gouvernement et provoquer ainsi une crise ministérielle. De son côté, la Porte, stupéfaite de cette audace, profondément atteinte d’ailleurs par les désastres militaires, troublée,