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veulent pas ou ne peuvent pas comprendre que des organes militaires sont exclusivement voués à recevoir des coups et à en donner.

Les types Suffren, Charlemagne, Gaulois, Saint-Louis, ne sont pas parfaits. On les a, à nos yeux, surchargés de canons, en sacrifiant à l’idole du nombre, devant laquelle une éducation nationale trop peu française nous a fait peu à peu plier le genou. A nos yeux, on a exagéré l’armement de chasse et de retraite, et on n’utilise pas suffisamment la surface des flancs du navire. Des conceptions fausses, très anciennes, sur le combat naval, représenté comme une série de duels entre des taureaux fonçant l’un sur l’autre, nous ont conduits à exagérer l’importance des tirs de chasse. Nous croyons au danger des tableaux qui servent à comparer la puissance offensive des navires, et qui présentent des résultats très simples, où on multiplie le nombre des coups qu’une bouche à feu, bien placée, bien servie, peut tirer, par le nombre de canons de même espèce, qu’on a mis un peu partout et n’importe comment, sans se demander si on pourrait remuer, avec l’aisance voulue, les énormes masses sur lesquelles on les fait pivoter deux par deux et s’il serait possible de maintenir la discipline du feu, plus indispensable que jamais. Ces tableaux, composés d’abstractions, peuvent donner des tentations et des idées néfastes aux officiers chargés de l’artillerie à bord des navires, en les conduisant à faire des tirs comme ceux qu’on relève dans la guerre hispano-américaine : des milliers de coups envoyés pour atteindre quatre ou cinq fois ; l’épuisement des soutes réalisé sans faire aucun mal à l’ennemi ; et l’obligation de courir les mers pour aller se réapprovisionner.

Nous avons fait faire, en 1892, sur le vaisseau-école, une expérience comparative, dans laquelle on a vu un seul canon bien servi, tirant isolément, donner plus d’atteintes sur la cible que deux canons de même espèce et même calibre, tirant simultanément, chacun le même nombre de coups que le canon isolé. L’emploi de la poudre sans fumée, les perfectionnemens apportés aux obus, l’obéissance instantanée, absolue, des organes de l’affût et du canon, à la volonté de son pointeur, ont rendu les tirs dix et vingt fois plus efficaces qu’ils ne l’étaient il y a dix ans. Ces résultats, obtenus par la science, l’industrie et le bon sens, correspondent à des idées militaires justes. Mais il ne faut pas que les adorateurs naïfs du nombre nous poussent à une nouvelle multiplication qui réduirait peut-être à zéro les bénéfices réalisés