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dedans d’une âme bien faite, qui ne sert qu’à affaiblir le cœur ; et qu’on doit laisser au peuple, qui, n’exécutant jamais rien par raison, a besoin de passions pour le porter à faire les choses. »

Le héros des tragédies de Corneille, ou de ses comédies héroïques, ne s’abaisse pas à penser comme le peuple. Il est « de la Cour » par tous ses sentimens et préjugés. Il croit aussi fermement que la Grande Mademoiselle, ce qui n’est pas peu dire, qu’il existe une différence de nature entre l’homme de qualité et l’autre : le premier ayant les vertus généreuses dans le sang, tandis que l’homme de petite naissance porte dans ses veines des inclinations plus basses. Au-dessus de ces deux variétés de l’espèce humaine, la Providence a mis les princes, d’essence à part et quasi divine Il crève les yeux qu’ils ne sont pas faits de la même pâte que le reste des mortels. Dans Don Sanche d’Aragon, Carlos a beau soutenir qu’il est fils d’un pêcheur, l’éclat de sa valeur lui donne un démenti. Il ne peut pas être sorti d’un « sang que le Ciel n’a formé que de boue, » et don Lope lui affirme qu’il se trompe :

Non, le fils d’un pêcheur ne parle point ainsi…
Je le soutiens, Carlos, vous n’êtes point son fils,
La justice du Ciel ne peut l’avoir permis,
Les tendresses du sang vous font une imposture,
Et je démens pour vous la voix de la nature.

Il se découvre, en effet, que Carlos est fils d’un roi d’Aragon Son mérite extraordinaire s’explique et la vraisemblance est satisfaite.

En somme, Corneille n’a fait que développer des maximes et idéaliser des modèles qui s’offraient de toutes parts à son observation. On peut en dire autant de l’intrigue dans les pièces de son grand répertoire. Ses sujets lui ont été suggérés par les événemens de l’histoire contemporaine ; Cinna n’aurait pas existé sans Mme de Chevreuse et les conjurations contre Richelieu, ni peut-être Polyeucte sans le jansénisme[1]. Corneille, à la vérité, entendait, « l’actualité » autrement que de nos jours. « Sa tragédie n’est jamais un reportage, c’est évident. Mais la vie contemporaine l’enveloppe, l’assiège, le pénètre : elle dépose en lui mille impressions qui se retrouvent lorsqu’il aborde un sujet, qui, à son insu, dirigent son choix, et, dans quelques lignes

  1. M. F. Brunetière. Manuel de l’histoire de la littérature française.