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n’eussent plus autant l’air d’être en tapisserie. » Une autre fois, il lui renvoyait sa Béatrice dans un cortège de noce, et lui disait : « Ne manquez pas de mettre un peu de blanc de Chine dans le creux de la joue ; faute de quoi on dira que Béatrice a donné à ses compagnes de la noce un visage d’une horreur prédestinée ; et il y a aussi, derrière, une jeune fille au visage tout blanc qui est bien laide à voir, comme un crâne de squelette, ou un corps en décomposition. » Pas une lettre qui ne contienne un avis de ce genre, parfois énoncé sur un ton amical et doucement protecteur, parfois si sec et si impérieux qu’on se demande comment Rossetti ne s’en est point fâché.

« Je n’aime pas votre tableau tel qu’il est à présent, — lui écrivait Ruskin en 1857 ; la figure est toute raide avec un air idiot, sans compter que l’une des joues est trop mince de plus d’un quart de yard. Et il faut aussi que je voie miss Siddal ; j’ai à lui dire deux ou trois choses sur la façon dont elle étudie. » Et comme Rossetti, dans sa réponse, protestait timidement en faveur de son tableau : « Vous êtes un singe plein de vanité, — lui écrivait Ruskin, — et c’est honteux à vous de croire que vos peintures sont bonnes, alors que je vous dis positivement qu’elles sont mauvaises. Que pouvez-vous savoir là-dessus, je vous le demande ? Au reste, vous reconnaîtrez vous-même, dans six mois, que votre tableau est tout à fait absurde ! » Ou bien il lui disait qu’il consentirait à retrancher sur sa dette soixante-dix guinées s’il acceptait de peindre à fresque un mur de l’Union Debating Hall d’Oxford, « mais à la condition que la fresque ne contint pas de trop fort non-sens, à la condition que les arbres y ressemblassent à des arbres, et les pierres à des pierres. »

Tout cela ne laisse pas d’être assez triste. Et sans doute on plaint surtout le peintre, que sa pauvreté condamne à se laisser traiter de cette manière ; mais le critique, lui aussi, mérite d’être plaint, car il n’a au fond que de bonnes intentions ; très sincèrement il s’efforce de se « rendre utile, » et d’année en année il souffre davantage de voir qu’il ne réussit pas à se faire aimer. Ses dernières lettres, avant la rupture définitive, sont pleines à la fois d’aigreur et de mélancolie. « Merci de votre bonne lettre, — écrit-il à Rossetti en 1860 ; — mais mon sentiment général à votre sujet est que, dans les petites choses, vous êtes, sans le vouloir, essentiellement égoïste, ne pensant qu’à ce qui vous plaît ou ne vous plaît pas ; et jamais vous ne pensez à ce qui serait bon. Je suppose cependant que tel n’est point le cas lorsque vous aimez ; mais je sens que ce n’est point chose possible pour vous de tenir à moi. Je souhaiterais que votre femme et vous pussiez m’aimer assez