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Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 158.djvu/332

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[1] également bien informés, son rôle véritable, là comme en bien des circonstances de sa vie, demeure une énigme.

Le 15 novembre, le Roi quitta Fontainebleau pour Versailles, emmenant avec lui, dans son lourd carrosse à six chevaux, le duc et la duchesse de Bourgogne, la duchesse de Bourbon, la princesse de Conti, la duchesse du Lude. Le voyage dura six heures (ce qui était fort peu pour le temps), car on mangea dans le carrosse. La conversation entre ces augustes personnages dut être quelque peu contrainte, ne pouvant rouler que sur des futilités. Deux seulement étaient dans la confidence de la résolution prise, trois peut-être, si l’on suppose que, contrairement à ses habitudes, le duc de Bourgogne aurait trahi pour sa femme le secret du Roi. Mais les trois autres ne devaient point penser à autre chose qu’à la journée du lendemain, où l’on s’attendait à ce que cette résolution fût connue, et l’on aimerait savoir quels propos, durant ces six heures, s’échangèrent entre eux, si le respect contint jusqu’au bout leur curiosité, si les princesses furent indiscrètes, et ce que Louis XIV leur répondit.

Le lendemain, il y eut, comme on peut penser, foule au lever du Roi. Tous les courtisans qui avaient leurs entrées, tous les représentai des puissances étrangères s’y étaient précipités pour apprendre des premiers la grande nouvelle. Le duc de Bourgogne était avec le duc d’Anjou et l’ambassadeur d’Espagne dans le cabinet du Roi, lorsque, l’huissier ayant ouvert les portes à deux battans, et tout le monde pouvant voir ou entendre, Louis XIV proclama le duc d’Anjou roi d’Espagne et prononça les célèbres paroles résumées par la postérité dans cette phrase qui n’est jamais sortie de sa bouche : « Il n’y a plus de Pyrénées[2]. » La scène avait quelque chose de solennel. Louis XIV était radieux, mais ému. Le duc de Bourgogne et le duc d’Anjou s’embrassaient en pleurant « et, dit la relation du baron de Breteuil, introducteur des ambassadeurs, la plupart de ceux qui les environnaient, touchés par la nouveauté et la grandeur du spectacle, se mirent à pleurer aussi[3]. »

  1. Mémoires secrets du marquis de Louville, t. Ier, p. 27.
  2. « Il n’y a plus de Pyrénées : elles sont abîmées, » aurait dit l’ambassadeur d’Espagne, et ses paroles, prêtées à Louis XIV, seraient devenues le mot historique. V. Dangeau, t. VII, p. 419, et le Mercure de France, novembre 1700.
  3. En plus de la relation de Dangeau el de celle de Saint-Simon, la seconde à peu près calquée sur la première, il existe deux récits des incidens qui se sont déroulés à Versailles depuis la proclamation du duc d’Anjou comme roi d’Espagne, jusqu’à son départ pour Madrid. L’un est tiré des Mémoires, encore inédits du baron de Breteuil, qui sont à la bibliothèque de l’Arsenal. Il a été publié au tome XVIII, p. 339, des Mémoires de Dangeau, sous ce titre : Reconnaissance du duc d’Anjou, comme roi d’Espagne. L’autre est intitule : Diverses particularités qui se sont passées à Versailles au sujet de l’appellation de Philippe V, ci-devant duc d’Anjou, pour régner dans tous les royaumes qui composent la monarchie d’Espagne, vacante par la mort de Charles II, roi d’Espagne, dont ce prince laissa par testament Philippe V son héritier. L’original est à la préfecture de Seine-et-Oise (fonds Bombelles), mais il a été également publié au tome XVIII des Mémoires de Dangeau, p. 359.