d’avance. On devine que, là encore, le savant se retrouve sous le révolutionnaire, un savant accoutumé à considérer toutes choses comme pouvant être prévues et réglées par la science. Et telle est, chez le prince Kropotkine, la prédominance de cet esprit scientifique, que très souvent elle l’empêche de se laisser librement aller à son goût naturel d’observation. Il raisonne, il induit et déduit, au lieu de décrire. Peu de mémoires sont aussi pauvres en portraits : et, dans les portraits même, sans cesse l’auteur perd de vue son modèle pour entamer de nouveau quelque discussion. Que ne ressemble-t-il à son compatriote Tourguenef, dont il nous dit « qu’il parlait en images, comme il écrivait, » et que, « lorsqu’il voulait développer une idée, il l’illustrait aussitôt par une scène vivante ! »
L’art « d’illustrer des idées par des scènes vivantes » est précisément ce qui manque le plus au prince Kropotkine, et de là vient surtout l’impression de monotonie que produisent ses Mémoires. Les divers personnages qu’il nous présente sont dessinés d’abord en quelques traits assez nets, mais dès l’instant d’après, nous nous apercevons que l’auteur, pour les juger, fait abstraction de son sentiment personnel et ne s’inspire que de sa doctrine politique, de telle sorte que tous les princes à l’en croire sont de féroces égoïstes, tous les fonctionnaires sont des hypocrites, tous les ouvriers ont toutes les vertus. Et pareillement, la plupart de ses réflexions sur les choses ont une apparence banale et convenue qui résulte de ce que M. Kropotkine se méfie de sa propre impression, et transporte jusque dans l’ordinaire de la vie ses habitudes scientifiques de théoricien. Voici pourtant quelques lignes qui témoignent d’une observation plus directe, et qui peuvent intéresser le lecteur français : « Les révolutions, en France, ont une façon de naître très particulière. Quand une réaction y a pris le dessus, toute trace disparaît d’un mouvement de résistance. Faible, infime est le nombre de ceux qui luttent contre le courant. Mais peu à peu, mystérieusement, par une sorte d’infiltration d’idées invisible et sourde, la réaction se trouve minée. Un nouveau courant se produit ; et alors on découvre, tout d’un coup, que l’idée qu’on croyait morte était là, bien vivante, ne cessant pas de croître et de s’étendre ; et, aussitôt que l’agitation publique devient possible, des milliers d’adhérens surgissent dont personne, la veille, ne soupçonnait l’existence. Comme le disait le vieux Blanqui, il y a toujours dans Paris cinquante mille hommes qui, sans fréquenter les réunions publiques, sans prendre part aux manifestations, seront prêts à agir, quand ils sentiront que le moment d’agir est venu. »